Le train de banlieue s’arrêta dans un grincement et les portes s’ouvrirent, laissant s’échapper un flot de voyageurs empressés. Dégringolant l’escalier, sa sacoche de cuir à la main, les pans de son manteau battant derrière elle, Irina traversa le quai en courant et sauta dans le wagon à la dernière minute. Essoufflée, elle se laissa tomber sur le premier siège libre et appuya son front contre la vitre embuée.
Dans un halètement asthmatique, le train se remit en mouvement, gagnant rapidement de la vitesse.
Une fois de plus, la jeune femme avait failli manquer sa correspondance. Ses déplacements s’étaient compliqués depuis qu’elle avait quitté son studio rue Saint-Martin, minuscule et vétuste certes, mais tellement bien situé, à quelques minutes à peine du Conservatoire. Depuis trois mois, elle jonglait entre les rames de métro bondées, les trains de banlieue aux horaires fantaisistes et les répétitions de dernière minute.
Évidemment, elle aurait pu se simplifier la vie et accepter la généreuse proposition de Victor Lacroix – une de plus à mettre à son crédit – mais Irina ne pouvait se défaire d’une certaine gêne à l’idée de profiter de la luxueuse Mercedes avec chauffeur de l’homme d’affaires. L’hospitalité spontanée dont il avait fait preuve à l’égard de la « nièce » de son épouse la mettait déjà mal à l’aise. Complice malgré elle de ce mensonge, elle était déchirée entre son honnêteté mise à mal par la situation et son désir de se rapprocher de sa mère.
Un soupir lui vint. Se rapprocher de sa mère…
Quelle naïveté de sa part lorsqu’elle avait accepté l’invitation du mari de cette dernière. La promotion de son dernier film prenait presque tout le temps de l’actrice et lorsqu’elle n’était pas l’invitée des plateaux de télévision ou de la presse spécialisée, elle partait skier dans les Alpes autrichiennes ou bronzer sur les plages privées d’amis dans les îles Canaries. Par politesse, et sans doute poussée par la présence de son mari, elle lui avait proposé de l’accompagner la première fois, sachant pertinemment qu’avec ses cours, elle ne pourrait accepter.
Depuis, elle se contentait d’aller et venir comme à son habitude, sans plus se soucier de la présence de sa fille qu’elle ne croisait qu’en de rares occasions.
Se rapprocher de sa mère… Ah oui, quel bel espoir !
Se secouant intérieurement, Irina sortit ses écouteurs, sa partition et commença à s’imprégner du prochain morceau qu’elle devait présenter, jetant un œil de temps à autre par la vitre afin de ne pas rater son arrêt.

Comme toujours, le majordome des Lacroix se tenait dans le hall de la résidence lorsqu’elle poussa la lourde porte vitrée à la blancheur immaculée.
Au tout début de son emménagement, elle en avait été intriguée, se demandant comment l’homme pouvait savoir avec exactitude à quel moment les habitants de la maison regagnaient la résidence. Puis Marie-Océane, la nièce par alliance de sa mère, lui avait fourni la solution de ce mystère, se moquant gentiment d’elle.
– Bien sûr que non, avait fait l’adolescente avec une évidence teintée de supériorité, c’est à l’office qu’il se tient généralement. Vous ne pensiez tout de même pas qu’il passait ses journées à attendre, debout dans le hall ?
Et devant son incompréhension, elle avait précisé :
– Une sonnerie retentit à l’office lorsque les battants du portail s’ouvrent. Vous n’avez jamais eu de domestique ? avait-elle ajouté avec un étonnement non feint.
Un sourire égaya le visage d’Irina à ce souvenir. Les conversations avec Marie-Océane ne manquaient jamais de piquant.
– Bonjour Edmond, fit la jeune femme, toute sa bonne humeur retrouvée.
– Mademoiselle Irina, la salua ce dernier avec son professionnalisme glacé, la débarrassant prestement de son manteau.
– Ma tante est-elle à la maison ?
– Non mademoiselle, madame a téléphoné ce matin pour dire qu’elle prolongeait son séjour jusqu’à dimanche.
– Je croyais qu’elle avait une interview aujourd’hui ou demain, s’étonna Irina.
– C’est exact mademoiselle, mais le rendez-vous a été reporté à la semaine prochaine.
– Ah, d’accord, commenta-t-elle en tentant de dissimuler sa déception.
Alors qu’elle commençait à se diriger vers l’escalier menant aux chambres, la jeune femme se retourna.
– Oncle Victor sera là ce soir, lui ? s’enquit-elle avec espoir.
– Je regrette mademoiselle, monsieur a un dîner d’affaires.
– Oh…
Sa bonne humeur à nouveau envolée, Irina retint une grimace à l’idée du dîner solitaire dans l’imposante salle à manger.
– Désirez-vous une collation, mademoiselle ? demanda le majordome, une touche de sympathie se glissant dans sa voix.
– Non, merci… J’ai déjeuné au bistrot du Conservatoire. Je vais… Je serai au salon, j’ai plusieurs morceaux à travailler au piano.
– Bien mademoiselle.
Sur ces mots, Edmond disparut silencieusement, laissant Irina face à sa solitude.
« Une chaleureuse ambiance familiale, tu parles ! » marmonna la jeune femme en montant l’escalier pour aller déposer sa sacoche dans sa chambre.

L’après-midi fut studieuse tandis qu’une giboulée de mars s’abattait sur les baies vitrées du sombre salon octogonal. La musique de Chopin naissait sous les doigts d’Irina, qui répétait inlassablement.
Des applaudissements inattendus vinrent interrompre la concentration de la jeune femme. Elle tourna la tête pour faire face à l’enthousiasme juvénile de Marie-Océane Descombes et au visage austère de sa mère.
– Magnifique ! s’écria l’adolescente. Vous jouez divinement bien !
– Veuillez nous excuser Irina, fit Clarisse Descombes en adressant un regard de reproche à sa fille, nous n’avions pas l’intention de vous importuner.
– Ce n’est rien, la rassura la jeune femme, un sourire accompagnant ses paroles. J’ai travaillé tout l’après-midi, une pause est la bienvenue.
Elle se leva et vint saluer la mère et la fille.
– Voulez-vous boire quelque chose ? leur proposa-t-elle, s’efforçant de jouer les maîtresses de maison.
– Avec plaisir.
– Laissez, je m’en occupe, intervint Marie-Océane. Je vais voir si Armelle a préparé ses délicieux biscuits aux agrumes.
Sans attendre, elle disparut dans l’escalier.
– Le comportement de cette enfant me désespère, soupira Clarisse. Tour à tour maussade ou excessive.
– Je la trouve charmante, c’est une adolescente.
– Justement, à son âge elle ne devrait plus se comporter avec l’insouciance d’une enfant, mais avec convenance, comme il sied à une Lacroix. Mais je ne suis pas venue vous ennuyer avec ceci, ma chère Irina.
– Vous vouliez voir ma tante, supposa la jeune femme.
– Pas aujourd’hui. Je souhaiterais vous proposer de nous accompagner à l’inauguration d’une exposition photos mercredi prochain.
– Moi ? s’étonna Irina.
D’un geste, elle invita la belle-sœur de sa mère à s’asseoir, avant de se laisser elle-même tomber dans un fauteuil.
– Vous êtes une jeune femme charmante, Irina. Intelligente, musicienne accomplie. Vous faites dorénavant partie de notre famille, vous ne pouvez plus vous contenter de fréquenter de modestes étudiants en musique. Il vous faut élargir votre horizon culturel, rencontrer des jeunes gens de notre monde afin de vous y intégrer… Ne pas donner prise à la moindre rumeur qui pourrait ternir notre réputation.
– Moi ? répéta Irina, interloquée.
– Très chère, vous n’avez pas la moindre idée de ce que signifie appartenir à une famille telle que la nôtre. Respectée à la fois pour son ascendance et sa fortune. Et sous le feu des projecteurs depuis le mariage de Victor avec votre tante. Le riche héritier qui épouse une talentueuse jeune actrice au passé inconnu.
Le regard de Clarisse Descombes se fit incisif.
– Le mystère dont Nikki a su s’entourer fait partie intégrante de son succès. Vous ne l’ignorez pas, vous qui faites partie de ses proches.
Mal à l’aise, la jeune femme croisa nerveusement ses jambes.
– Vous la connaissez mieux que moi. N’oubliez pas que je n’ai appris que récemment que Nikki Green était ma tante. Je n’ai aucun souvenir d’elle avant son départ pour la capitale et ses débuts au cinéma.
– Je le sais, ma chère enfant. Et je le déplore, même si je conçois aisément que votre tante a cru vous protéger, vous et votre grand-mère, des retombées néfastes de sa célébrité.
Pour ce qu’elle en savait, Irina misait plutôt sur l’égocentrisme de l’actrice, mais elle jugea préférable de laisser Clarisse à ses illusions.
– Pour en revenir à l’exposition dont je vous parlais, reprit cette dernière de sa voix aux intonations apprêtées, ce serait pour vous l’occasion de rencontrer des personnes de la bonne société parisienne. Mais je pense également que le thème devrait vous intéresser, vous qui êtes musicienne. Stephen Samson, l’auteur de ces photographies, explore l’univers visuel des arts symphoniques en utilisant des techniques d’avant-garde. L’effet est saisissant.
– Et bien, je suis touchée que vous ayez pensé à moi, hésita la jeune femme, dans le flou le plus total concernant les explications de Clarisse Descombes.
– Je suis ravie que vous acceptiez.
« J’ai accepté ? » s’étonna intérieurement la jeune femme. « À quel moment ? »
– Tant que l’exposition ne se déroule pas en même temps que mes cours au Conservatoire, tenta-t-elle de reprendre le fil de ses pensées.
– N’ayez nulle crainte à ce sujet, il s’agit d’un événement en soirée. Mais si je peux me permettre de vous donner un conseil, ma chère Irina… commença Clarisse Descombes, marquant une hésitation.
– Oui ?
– Que diriez-vous de m’accompagner faire du shopping ? Nous pourrions vous trouver une tenue qui vous mettrait en valeur pour cette occasion.
– C’est très aimable à vous, mais…
Mal à l’aise, Irina ne savait comment expliquer à la femme élégamment vêtue que sa bourse d’étude ne couvrait sans doute même pas le prix de ses escarpins.
– Ce que maman essaie de vous dire, intervint Marie-Océane faisant irruption dans le salon un biscuit à la main, c’est que vous n’avez aucune tenue qui convienne pour une telle manifestation culturelle. Vos jeans râpés sont peut-être très bien pour vos cours – et encore, j’en doute – mais certainement pas pour une exposition, vous nous feriez honte !
– Marie-Océane ! s’offusqua sa mère.
Les joues rouges, Irina ne dit mot tandis le majordome, qui avait suivi l’adolescente, disposait un plateau sur la table basse. Après son départ, un silence gêné s’installa dans la pièce.
Un sourire un peu crispé sur son visage austère, Clarisse Descombes tendit une tasse de thé à la jeune femme.
– Veuillez excuser ma fille, Irina. Le tact ne fait pas partie de ses qualités.
– Je vous en prie, elle n’a fait que dire la vérité à haute voix. Je comprends très bien que mes tenues ne conviennent pas pour des événements mondains. Peut-être vaudrait-il mieux que je m’abstienne de vous y accompagner.
– Il n’en est pas question ! Je me ferai une joie de vous conseiller à ce sujet. Vous possédez une silhouette fine, une élégance naturelle que vous devez tenir de votre tante, même si vous n’en avez pas conscience dans vos tenues d’étudiante. Et si l’aspect financier est ce qui vous retient, sachez que Nikki possède un compte dans plusieurs boutiques.
– Je ne voudrais pas abuser de sa générosité, protesta timidement la jeune femme, persuadée que jamais sa mère n’accepterait de lui offrir une tenue dont elle n’avait nul besoin – surtout après avoir déjà été contrainte de se plier à sa présence.
– Il ne s’agit nullement de générosité, vous êtes sa seule famille.
– Tante Nikki est bien trop intelligente pour ne pas y voir un avantage pour sa carrière, ajouta malicieusement Marie-Océane.
– Si cela peut vous tranquilliser, je lui en toucherai moi-même un mot.
– Je vous remercie, c’est très aimable à vous, balbutia la jeune femme, ne sachant comment refuser.
Clarisse Descombes balaya ses remerciements d’un geste de la main avant de reprendre.
– Très bien, puisque le sujet est clos et que vous êtes libre, je vous emmène courir les boutiques avant de terminer la journée dans l’un de mes restaurants préférés. Vous verrez, vous ne le regretterez pas Irina.

La nuit enveloppait la résidence silencieuse.
Debout devant la fenêtre de sa chambre, Irina tournait le dos à la demi-douzaine de sacs griffés posés sur son lit. Une fois lancée, il lui avait été difficile de réfréner la fièvre acheteuse de Clarisse Descombes, entièrement tournée vers la mission qu’elle s’était fixée : faire d’une étudiante en musique un rien bohème une mondaine à la pointe de la mode.
Rien n’avait été oublié. De la robe corail qui ondulait gracieusement autour de son corps à la veste courte délicatement brodée qui mettait en valeur sa taille fine, sans oublier les bas de soie, les sous-vêtements en dentelle, les sandales à hauts talons aux lanières nouées autour de ses chevilles. Ou encore les bijoux discrets, la touche délicate de parfum.
L’expérience n’avait pas été désagréable, mais qu’elle était loin de son univers familier.
Loin de la vie simple qu’elle avait partagée avec sa grand-mère, sans pour autant avoir l’impression de se rapprocher de celle de sa mère…