Les jours qui suivirent cette conversation, Irina les passa comme dans un rêve, à la fois impatiente et anxieuse du résultat des recherches de son ami. Qu’allait-il trouver sur sa mère ? Et si jamais elle était vraiment morte ?
Après tout, la dernière lettre que sa grand-mère avait reçue datait d’il y a quatre ans. Il avait pu s’en passer des choses, pendant ces quatre années.
Et qui était cette femme dont sa mère avait donné l’adresse à sa grand-mère ? Une amie, une confidente ? Un membre de sa belle-famille peut-être ? Curieusement, sa mère n’avait jamais mentionné le nom de son riche mari.
Et finalement, un soir en rentrant du conservatoire, elle trouva une note punaisée sur sa porte. « Irina, plein de choses à te raconter ! Passe à l’appart’ en rentrant, j’ai acheté des plats cuisinés pour dîner. Fab »
Pressée d’apprendre ce que son ami avait découvert, elle jeta rapidement sa veste de lainage et sa sacoche avec ses partitions sur le canapé, avant de descendre frapper à l’appartement du dessous.
Les quelques secondes sur le palier lui parurent durer des heures. Puis la porte s’ouvrit enfin sur le jeune homme. Aussi ébouriffé qu’à son habitude, il était vêtu d’un pantalon en grosse toile grise et d’une chemise kaki aux manches remontées, ouverte sur un t-shirt blanc imprimé d’un quelconque logo d’une université américaine.
– Salut la musicienne ! fit Fabien en l’invitant à entrer.
– Fab, salut ! Alors c’est vrai, tu… tu as trouvé des trucs sur ma mère ?
Le jeune homme ne put s’empêcher de rire devant l’impatience manifeste de son amie.
– Tu ne veux pas dîner d’abord ? lui proposa-t-il pour la taquiner. Je suis passé chez le libanais près de mon boulot, il fait de délicieux plats à emporter.
– Pitié, ne me fais pas attendre !
– Allez, je plaisante. Mais j’espère que tu es prête à tout entendre.
– C’est si grave que ça ? demanda alors Irina, frémissant cette fois d’appréhension.
– Disons que c’est assez surprenant. Viens, on va s’asseoir.

Fabien poussa gentiment son amie vers le confortable canapé en velours bleu pâle. Puis il la rejoignit après avoir récupéré un dossier posé sur son bureau.
– Bon, en fait, j’ai commencé par me renseigner sur cette famille, les Lacroix, dont ta mère a donné l’adresse à ta grand-mère, se lança le jeune homme. C’est pas étonnant si ce nom me disait quelque chose, c’est une des plus riches familles françaises !
– Ah bon ?
– Oui, d’après mes renseignements la fortune des Lacroix remonte à l’entre-deux-guerres. C’est l’époque à laquelle le grand-père, Édouard Lacroix, est arrivé sur Paris pour travailler comme apprenti chez un orfèvre. Apparemment il avait un grand talent et les bijoux qu’il créait ont rapidement fait sa renommée dans la haute société. Au bout d’une dizaine d’années, il était déjà propriétaire de plusieurs joailleries et il a commencé à élargir son domaine d’action dans les produits de luxe. Cosmétique, parfumerie, puis maroquinerie et haute couture. Il a épousé la fille unique d’une vieille famille désargentée, payant leurs dettes en échange de son entrée dans ce qui restait de la noblesse française. Leur fils Jean-Emmanuel a fait prospérer leur fortune avec un grand sens des affaires en diversifiant encore les activités de l’entreprise familiale. Il est mort dans un accident d’avion il y a une quinzaine d’années. On en a beaucoup parlé à l’époque, il s’est écrasé en pleine mer avec son jet privé alors qu’il venait de signer un contrat au Moyen-Orient. Dans les journaux, on lisait les mots d’attentat, de complot. Il y a eu beaucoup de rumeurs, surtout parce que les résultats de l’enquête étaient très ambigus.
– Ça ne me dit rien.
– Tu es trop jeune pour t’en souvenir. Même moi il a fallu que je fasse des recherches pour que ça me revienne. Le fils aîné, Victor Lacroix, a hérité de son père un véritable empire financier qui s’étend aujourd’hui aux médias écrits et à la finance. Lui, son frère et sa sœur font partie de ce qu’on pourrait appeler le gratin parisien.
– Et… quel est le rapport avec ma mère ?
– Attends, j’y viens. Mais d’abord, il faut que tu saches que ce Victor Lacroix a épousé il y a une dizaine d’années une jeune actrice au talent prometteur, une certaine Nikki Greene. Tu en as forcément entendu parler.
– Euh, tu sais, il y a dix ans, je ne m’intéressais pas vraiment à l’actualité des célébrités, protesta Irina.
– Je m’en doute, mais je suis sûre qu’elle, tu la connais, insista le jeune homme. Elle a même reçu une Palme d’or au Festival de Cannes pour son rôle de danseuse étoile dans Prima Ballerina.
– Nikki Greene, tu dis ? fit Irina en réfléchissant rapidement aux films qu’elle avait vus avec ses amis, lorsqu’elle était au lycée.
La mémoire lui revint d’un coup.
– Oh oui ! Je me souviens d’elle ! Elle a joué dans Le procès Vancetta, elle était cette jeune avocate brillante qui défendait ce type ignoble.
– Ah, j’étais sûr que tu la connaissais, s’écria Fabien avec un grand sourire.
– Alors c’est elle, cette Nikki Lacroix dont ma mère parlait, réalisa soudain la jeune femme avec étonnement. Mais comment l’a-t-elle rencontrée ? Si je me souviens bien de certains magazines que j’ai lus chez le dentiste, c’est une grande actrice, pas une comédienne de seconde zone.
– C’est le moins qu’on puisse dire, approuva-t-il, sortant quelques extraits d’articles et des photos du dossier posé à côté de lui.
Sur le dessus de la pile, une affiche de film au design très simple. Se détachant sur le fond d’un dégradé de vert, le buste d’une femme vêtue d’une chemise à carreaux, le visage tourné vers l’objectif. Des boucles auburn qui frôlaient ses joues, un regard pénétrant souligné d’un trait noir, la courbe pure de ses sourcils, des lèvres pulpeuses à peine entrouvertes. Tout en elle captait l’attention du spectateur. Sa beauté, sa jeunesse, mais surtout un charisme qui dépassait le cadre du papier. En haut de la page, s’étalaient le nom du célèbre réalisateur Matthieu Kratvitz et le titre de son film, « Le Soleil vert ». Sous la photo de la jeune femme, le nom des acteurs principaux, Nikki Greene, Jean Bernard et Arnaud Duteuil, ainsi que celui du compositeur de la musique, Vadim Mosca.
– Regarde, lui dit le jeune homme, c’est l’affiche du film qui l’a fait connaître, Le soleil vert… Et là, un article que Ciné-Mag lui a consacré au début de sa carrière, ajouta-t-il en lui montrant plusieurs pages couvertes de texte sous le titre « Nikki Greene, star montante du cinéma ».
L’article s’accompagnait d’une photo de l’actrice devant une piscine, dans une tenue griffée d’un grand couturier. Sa chevelure éclaircie de mèches blond cuivré mettait en valeur ses yeux d’un bleu profond et son sourire radieux ne pouvait laisser indifférent. Une jeune femme sûre de son talent, confiante en son avenir. Dans la réussite qui ne pouvait l’ignorer.
Irina parcourut rapidement les grandes lignes du texte. L’interview tournait principalement autour du prochain film de l’actrice, intitulé L’hirondelle du printemps. La jeune femme se souvenait être allée le voir avec sa grand-mère, alors qu’elle était encore au collège. Les  quelques questions sur la vie privée de l’actrice étaient restées sans réponse, Nikki Greene semblait ne pas aimer évoquer son passé – trop terre-à-terre pour une étoile montante du septième art qui jouait sur le mystère l’entourant ?
– J’ai même retrouvé des photos de son mariage avec Victor Lacroix, poursuivit Fabien. Ça a fait la une des journaux people à l’époque.
Illustrant ses propos, le jeune homme sortit plusieurs clichés du dossier cartonné. Nikki Greene était une lumineuse jeune mariée dans une robe de dentelle extravagante. À ses côtés, son mari se remarquait à peine tellement elle captait naturellement toute l’attention. Sur l’une des prises, le photographe avait su saisir une expression fragile qui devait donner à tout homme entre quinze et quatre-vingt-quinze ans l’envie de la prendre dans ses bras pour la protéger des vicissitudes de ce monde.
– Wouah, je suis impressionnée ! fit Irina. Alors comme ça, cette superbe femme, riche et célèbre, connaît ma mère ?
– Non Irina. Cette femme, c’est ta mère…

Il y eu un long silence, tandis que les mots de Fabien se frayaient lentement un chemin dans le cerveau de la jeune femme, comme anesthésié par cette simple phrase.
– Hein ?… Tu dis que… Quoi ?… Ma… ma mère ?
Incrédule, Irina regarda Fabien droit dans les yeux, ne pouvant imaginer autre chose qu’un énorme canular, mais son ami hocha la tête dans un geste dont la signification ne pouvait prêter à confusion.
– Mais enfin, c’est impossible ! Regarde-la, regarde-moi, on ne se ressemble pas ! s’écria Irina, s’énervant malgré elle. Elle est blonde, elle a des… des formes que je n’aurai jamais !
– Une simple coloration et de la chirurgie esthétique.
– Arrête Fab, tu délires complètement ! Comment tu as pu avoir une idée aussi grotesque ?
– Je te jure que je suis très sérieux.
– Non mais sans blague, comment tu peux t’imaginer une seule seconde que cette actrice est ma mère ? insista la jeune femme.
– Irina écoute-moi. Cette femme a tourné son premier film jusque quelques semaines après que ta mère soit partie de chez toi, j’ai vérifié sa biographie. Elle ne parle jamais de son passé avant son arrivée dans la capitale, elle a l’âge de ta mère. Et honnêtement, vous avez un petit air de famille, la forme du visage, la couleur des yeux.
– Pff, une coïncidence, c’est tout ! protesta encore Irina, toujours pas convaincue.
– Et j’ai pu consulter l’extrait de naissance qu’elle a dû fournir pour épouser Victor Lacroix, continua Fabien sans se laisser perturber par l’intervention énergique de son amie. Son vrai nom était écrit noir sur blanc, Nicole Pelletier, née le cinq août mille neuf cent soixante-dix, fille d’Hélène et Alain Pelletier.
– Tu as pu consulter le… Mais comment tu as fait ? Ce n’est pas censé être confidentiel, ces documents ?
– Disons que dans mon métier, on sait à qui s’adresser pour obtenir ce genre de renseignement, avoua le jeune homme, le regard pétillant.
Irina poussa un profond soupir, l’idée d’être la fille d’une actrice célèbre faisant petit à petit son chemin.
– Alors c’est vrai ?
– Oui, je suis désolé, fit Fabien avec compassion. Je me doute que ça doit te faire un choc.
– Ce n’est rien de le dire, soupira la jeune femme. Je crois que je peux faire une croix sur mon beau projet de rencontrer enfin ma mère…
– Pourquoi ça ? s’étonna son ami. C’est pas parce que c’est une femme célèbre que tu dois renoncer.
– Ben, je me vois difficilement l’aborder en la félicitant pour son dernier film et lui glisser au passage « au fait, je suis votre fille Irina » !
Fabien sourit à cette idée.
– Non c’est sûr, mais il y a des moyens plus subtils. Après tout, tu as son adresse privée.
– Oh non, protesta Irina avec fougue, je n’aurai jamais le cran de faire ça, me pointer chez elle et passer le barrage de son garde du corps. Parce qu’elle doit bien en avoir un, entre sa célébrité et la fortune de son mari.
– C’est une possibilité, reconnut le jeune homme. Mais malgré ça, je ne pense pas que tu devrais abandonner ton projet. Irina, tu es montée à Paris pour ça, tu le regretteras toute ta vie si tu repars chez toi sans rien avoir tenté.
– Je sais… Mais c’est juste tellement énorme ! Je ne m’attendais pas du tout à ça.
– Allez viens, fit soudain Fabien en se levant du canapé, tu as besoin de penser un peu à autre chose. On va dîner, tu me raconteras tes répétitions et moi, la dernière affaire loufoque que mon patron a refusée !

Mettant le conseil de son ami en pratique, Irina passa le reste de la soirée à s’efforcer d’oublier ce qui venait de lui tomber dessus… avec plus ou moins de réussite !
Mais une fois venu le moment de regagner son appartement, quelques heures plus tard, elle ne put s’empêcher d’aborder à nouveau le sujet.
– Tu sais, je crois que tu as raison.
– Bien sûr que j’ai raison ! s’exclama Fabien avec un grand sourire. Euh, à propos de quoi ?
Irina sourit à son tour.
– À propos de ma mère. Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre, mais je ne renoncerai pas. Je veux la rencontrer enfin, rattraper toutes ces années sans elle… Écouter ce qu’elle a à me dire.