Premier week-end parisien tranquille, entre les derniers cartons déballés au son d’un opéra de Verdi et une reconnaissance du quartier en touriste solitaire, un plan à la main. Le beau temps au rendez-vous, fenêtre de l’appartement ouverte tandis qu’Irina grattait les cordes sa guitare, fredonnant de vieilles balades. Et les couchers de soleil sur les toits de Paris, si différents de ceux du midi.
Puis ce fut la rentrée.
Découverte du Conservatoire de musique, perdue au milieu d’une foule d’étudiants de tous âges et de tous horizons. Impressionnée par le bâtiment, la somptuosité des décors. La variété des cours, leur haut niveau d’excellence. Un emploi du temps partagé entre l’histoire théorique de la musique, l’indispensable solfège, l’étude et la pratique intensive de différents instruments – elle avait choisi la guitare et le piano, peut-être aussi le hautbois si elle en trouvait un d’occasion. Une liste d’auditions publiques à préparer, de morceaux à travailler.
Petit à petit, la jeune femme s’installa dans cette nouvelle vie, partageant son temps entre sa passion pour la musique et des tâches ménagères peu contraignantes dans un si petit studio. Sa bourse d’étude couvrait tout juste ses dépenses et plus d’une fois, elle se demanda si elle ne devrait pas chercher un petit boulot pour s’offrir les plaisirs qui lui manquaient. Sorties au théâtre ou au cinéma, concerts de jazz, repas plus variés que le fast-food du coin ou les pâtes bon marché qu’elle cuisinait. Les fins de semaines étaient difficiles.
Heureusement, ses soirées étaient souvent égayées par la bonne humeur de son voisin qui semblait l’avoir prise en amitié. Il partageait de bon cœur avec elle pizzas et anecdotes de travail, films classiques en noir et blanc à la télé et tuyaux sur les bons plans à Paris.
L’automne finit par succéder à l’été, apportant avec lui la fraicheur de journées plus courtes, sur les trottoirs rendus brillants par la pluie.
La vie d’Irina était rythmée par les répétitions intensives au piano en vue d’un premier concert, les sorties palpitantes d’intensité au supermarché ou à la laverie. Les soirées avec ses amis d’enfance lui manquaient. Mélina dépeignant avec humour les frasques de ses petits frères. Lambert refaisant le monde une bouteille d’anis à la main. L’odeur chaude du midi, des oliviers. Le son strident des cigales par la fenêtre de sa chambre. L’accent chantant qui vous met le cœur en fête. Elle regrettait même les sévères cours de chant avec madame Laugier, ses remarques acides sur la liberté qu’elle prenait toujours avec la mélodie.
L’attrait de la nouveauté s’estompait et la morosité l’engourdissait imperceptiblement. Mauvaise excuse pour laisser les projets et les rêves qui l’avaient conduite à Paris prendre la poussière dans un tiroir de la commode. Au fond d’elle-même, la crainte d’être déçue rivalisait avec un espoir soigneusement étouffé par l’appréhension, par l’ampleur de la tâche.
Alors elle noya sa nostalgie dans l’effervescence d’une vie parisienne. Se coula dans le moule de l’artiste un peu fantasque, de l’étudiante qui jongle avec les notes de musique. Souriante auprès de ses camarades de classe, débrouillarde dans la vie de tous les jours. Avide de nouvelles découvertes, concerts improvisés dans un bar entre deux soirées studieuses. Dîners chinois ou grecs dans l’appartement de Fabien, à mélanger ses concertos de Rachmaninov aux morceaux rock qu’affectionnait son voisin.

Près de trois mois étaient passés depuis l’arrivée d’Irina dans la capitale.
Peu à peu, une nouvelle vague de nostalgie faisait son apparition. Mélange de souvenirs de sa vie d’avant avec sa grand-mère, au temps de son enfance et de son adolescence, et de sa crainte de voir son désir de retrouver une famille déçu.
Et si l’envie de se lancer dans des recherches pour tenter de retrouver sa mère la taraudait de plus en plus souvent, elle ne savait par où commencer.
Curieusement, c’est Fabien qui aborda bien involontairement le sujet, un soir où la jeune femme l’avait invité à venir partager son dîner après une semaine particulièrement morose.
– Ouh la, t’as pas bonne mine, toi ! lui fit-il dès son arrivée, notant son vieux jean râpé par endroit, son sweat-shirt trop grand, son absence de maquillage, ses cernes sombres sous ses yeux bleus.
– Oh, tu trouves ?
Machinalement, Irina repoussa la mèche de son court carré châtain doré qui lui retombait devant les yeux
– Ouais, et pas qu’un peu ! s’écria le jeune homme avec son éternelle bonne humeur. T’as fait la fête toute la nuit ou tu déprimes ?
– Oh, euh… je ne suis pas sortie depuis un moment.
– Ben ça te ferait peut-être du bien ! Mais tu sais quoi ? Tu vas raconter tous tes problèmes à tonton Fabien ce soir, et tu verras que ça ira bien mieux après ! Et si ça marche pas, je t’emmène faire la tournée des boîtes du coin !
Amusée malgré elle, comme bien souvent avec son voisin et ami, Irina ne put retenir le sourire qui fleurit sur ses lèvres à cette idée. Elle qui avait toujours détesté les discothèques et autres boîtes de nuit, avec leur musique assourdissante et leurs spots qui lui donnaient mal à la tête !
– Allez, installe-toi, lui dit-elle sans lui répondre, je vais préparer le dîner.
– Tu veux un coup de main ?
– Non non, pas la peine que tu gâches tout, j’arriverai bien à faire brûler les pâtes toute seule ! remarqua-t-elle avec humour.
À ces mots, Fabien éclata de rire, bientôt imité par Irina, le souvenir de leur dernière tentative pour préparer un vrai repas leur revenant en mémoire. L’onctueuse purée de pommes de terre s’était révélée pleine de grumeaux, les steaks carbonisés à l’extérieur et encore crus à l’intérieur. Quant à la crème anglaise qui devait accompagner les légères meringues achetées à la pâtisserie, elle avait irrémédiablement tourné dans la casserole quand le lait était passé par-dessus.
– Ouais, t’as raison, tu devrais t’en sortir toute seule !
Pendant quelques instants, une atmosphère détendue régna sur le petit appartement.
Dans le minuscule coin cuisine, Irina sortit ingrédients et ustensiles des placards tandis que Fabien allumait la chaîne hifi posée sur l’étagère du salon, cherchant parmi les disques de son amie autre chose que du classique. Des accords de blues résonnèrent bientôt dans la pièce. Satisfait, le jeune homme ne tarda pas à revenir à la charge.
– Alors, tu me racontes ce qui va pas ?
– Oh, ce n’est rien, vraiment… juste un peu de vague à l’âme.
– Ta famille et tes amis te manquent ? supposa Fabien.
– On peut dire ça comme ça, acquiesça la jeune femme en posant une casserole remplie d’eau sur la plaque électrique.
– Pourquoi tu vas pas leur rendre visite, juste un week-end ?
Irina soupira.
– J’aimerais que ce soit si simple, dit-elle à voix basse, plus pour elle-même.
Et devant le regard interrogateur de Fabien, elle se dit qu’il était temps pour elle de se confier et de lui ouvrir son passé.

En attendant que l’eau commence à bouillir, Irina vint s’asseoir aux côtés de son ami, nonchalamment installé sur le canapé.
– Tu sais, je crois que je ne t’ai pas encore parlé de ma famille, commença-t-elle après une hésitation. Je n’ai jamais connu mes parents, c’est ma grand-mère qui m’a élevée.
– Tu veux dire que tes parents sont morts ?
– Non ! l’interrompit-elle précipitamment. Enfin, je ne crois pas.
Mal à l’aise mais résolue à se confier à celui qui était rapidement devenu son meilleur ami dans la capitale, Irina se lança dans le récit de sa vie, lui narrant son enfance heureuse auprès de cette aïeule qu’elle chérissait tant. Les nombreuses questions concernant ses parents, l’absence pesante de cette mère partie faire carrière au loin et qui n’avait jamais pris la peine de s’intéresser à elle.
Une fois les macaronis dans l’eau bouillante, elle poursuivit avec son adolescence sereine au milieu de ses amis. Sa décision de faire carrière dans la musique qui avait tout à la fois ravi et effrayé sa grand-mère. Jusqu’à ce jour de juillet dernier où cette dernière avait été terrassée par une crise cardiaque.
Laissant son ami assimiler toutes ces informations, Irina se leva pour mettre le couvert et servir le dîner, saupoudrant les assiettes de pâtes d’un mélange de gruyère et de parmesan râpé. Une fois à table, la conversation reprit sur le même thème.
– Ça n’a pas dû être facile tous les jours, de ne rien savoir sur tes parents, fit remarquer Fabien avec compassion.
Irina haussa négligemment les épaules.
– Oh tu sais, je n’étais pas malheureuse. Ma grand-mère me parlait parfois de ma mère, de ce qu’elle aimait faire quand elle avait mon âge. J’avais l’impression de la connaître.
– Tu n’aimerais pas la rencontrer enfin ? lui demanda le jeune homme, visant juste.
– Si… C’est justement l’une des raisons de mon emménagement à Paris, finit-elle par avouer.
– Comment ça ? s’étonna Fabien.
Alors Irina lui raconta les découvertes qu’elle avait faites après le décès de sa grand-mère. Les photos, les lettres. Et surtout, cette adresse qu’elle avait trouvée.

Le récit d’Irina s’acheva en même temps que leur dîner.
Après avoir rapidement débarrassé la table, la jeune femme ouvrit le robinet et commença la vaisselle. Saisissant un torchon, Fabien prit une première assiette pour l’essuyer, poursuivant sur le sujet.
– Tu es allée à cette adresse ? demanda-t-il.
– Comme ça ? Sans prévenir et sans savoir si c’est elle qui vit là ? protesta la jeune femme.
– Pourquoi pas. C’est un bon début, non ?
– Je ne sais pas. J’aimerais bien en savoir plus sur elle avant, hésita Irina. Tu comprends, le nom avec cette adresse n’a rien à voir avec celui de ma mère. Je ne vais pas débarquer chez une inconnue pour lui déballer ma vie privée.
– C’est sûr que c’est un peu gênant, approuva le jeune homme. C’est quoi ce nom, déjà ?
– Nikki Lacroix. Pourquoi, ça te dit quelque chose ?
– Possible, c’est un nom de famille qui ne m’est pas inconnu. Il doit y avoir des Lacroix célèbres.
– Ah bon ?
– Tu as des papiers prouvant l’identité de ta mère ? demanda alors le jeune homme, retournant s’asseoir sur le canapé aux coussins défoncés. Un extrait de naissance, par exemple.
– Euh… j’ai le livret de famille qu’on lui a donné à ma naissance, fit Irina après réflexion, rejoignant son ami après avoir fini de ranger la vaisselle dans le placard. Pourquoi ?
– Je pourrais faire une petite recherche pour toi. Après tout, c’est ma spécialité.
– Mais Fab, je n’ai pas les moyens de te payer ! s’écria Irina, séduite malgré tout par cette proposition.
– Qui te parle de me payer ? s’empressa de la rassurer le jeune homme, un grand sourire aux lèvres. C’est pas une affaire professionnelle, c’est juste un coup de main pour dépanner une amie.
– Je… je ne sais pas quoi dire.
– Alors ne dis rien et montre-moi plutôt ces papiers !
Une nouvelle fois touchée par la gentillesse de son ami, Irina se hâta d’aller chercher à la fois son livret de famille et les quelques photos et papiers qu’elle avait emportés précieusement avec elle.
– Tiens, lui dit-elle en les lui confiant, tu crois que tu pourras en tirer quelque chose ?
Jetant un coup d’œil professionnel à ces documents, Fabien prit son temps avant de lui répondre.
– Ça t’embête de me les laisser quelques jours ? Je te les ramène d’ici la fin de la semaine prochaine, c’est promis, ajouta-t-il pour la rassurer.
– Euh… oui, d’accord. Mais tu y fais attention, hein ? J’y tiens, ce sont les seuls souvenirs de ma mère.
– T’inquiète pas !
Sur ces mots, le jeune homme se leva et se dirigea vers la porte du studio.
– Bon, j’y vais.
– Quoi, déjà ? Il n’est même pas dix heures.
– Ouais, j’ai envie de vérifier un truc sur ces Lacroix. Je suis sûr que je les connais, expliqua-t-il, le front plissé par la réflexion. Je te tiens au courant, bye !
Un rapide baiser déposé sur la joue d’Irina et il avait disparu.