Sujet imposé : Écrire un texte du point de vue d’un objet, sans le décrire ni le nommer, mais faire en sorte qu’à la fin du texte on devine de quel objet il s’agit.

 

Je suis posé sur cette étagère depuis si longtemps que j’ai du mal à me souvenir qu’il n’en a pas toujours été ainsi.
Qu’est-ce que le temps pour une créature comme moi ? Les jours ressemblent aux jours. Seule l’obscurité qui revient régulièrement me donne l’illusion de ne pas vivre dans un néant qui se prolonge indéfiniment.
D’immenses humains passent et repassent devant moi, indifférents à ma présence. Je fais partie du décor, presque invisible à leurs yeux. Ils s’attardent devant d’étranges objets, jamais les mêmes.
De ce que je peux voir depuis mon emplacement, je suis le seul de mon genre dans cet endroit. Si j’étais vivant je dépérirais d’ennui et de solitude. Mais je ne suis qu’une « chose » pour eux, condamnée à attendre sagement sur cette étagère. À attendre quoi ?
Il n’en a pas toujours été ainsi.

Je me souviens du premier de mes jours, enfermé dans un espace étroit et sombre.
Une lumière brillante comme on soulevait le couvercle de la boîte. Du bruit, des rires. Une musique gaie qui m’emplit le cœur. Et ces mots.
– Oh qu’il est beau ! Je l’adore !
On me saisit maladroitement, on me presse fort. Un petit humain aux boucles blondes assis devant un sapin odorant, décoré de mille lumières qui m’aveuglent.
Je ne sais pas où je suis. Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je ne sais même pas ce que je suis. Mais je sais que je suis aimé, déjà. Bonheur.

Les jours étaient heureux en ce temps-là.
Mes nuits bien au chaud sous une douce couverture, serré contre le petit humain dont j’avais fini par comprendre qu’il s’appelait Pierre. Ses doigts potelés caressaient mes longues oreilles duveteuses tandis qu’il s’endormait au son d’une mélodie qui me berçait moi aussi.
Dans la journée, Pierre me traînait avec lui d’une pièce à l’autre. De sa chambre où je partageais l’existence animée d’autres jouets, à la cuisine où je le regardais se barbouiller le visage de purée de carottes. De la salle de bain où il prenait son bain en m’éclaboussant parfois, au salon où je somnolais dans ses bras pendant qu’il était hypnotisé par les images colorées qui bougeaient sur l’écran d’une boîte magique.
Avec lui j’apprenais les mots. La vie. L’amour.
Il était mon meilleur ami et j’étais son confident. Inséparables.

Et puis j’ai découvert « dehors ».
Le parc où je réalisai qu’il existait d’autres petits humains comme lui. Différents de lui. Des gentils qui me câlinaient quand Pierre me délaissait un instant pour jouer dans le bac à sable. Des moins gentils qui me jetaient sur le sol, qui tiraient mes oreilles ou ma queue en pompon.
Toujours Pierre venait à mon secours, avec cette phrase que je ne comprenais qu’à moitié.
– Nooon ! Touche pas ! À moi !
Alors je retrouvais la sécurité de ses bras. Je me balançais avec lui, je glissais avec lui, je courais avec lui.
Et il y eut la plage, la mer. Le chaud soleil. Les grains de sable qui chatouillent. Les vagues qui me mouillent. Les glaces colorées qui fondent, leur goût sucré, collant.
Le confort de la serviette à l’ombre du parasol pendant que Pierre construit un château de sable sur lequel je trônerai avant de partir. Sur lequel il m’oubliera une fois. Retrouvailles baignées de ses larmes quand il me serre contre son cœur. Il m’aime. Je l’aime.

Il y eut bien quelques accidents dans tout ce bonheur, quelques frayeurs à l’image de cette solitude sur la plage.
Le jour où un énorme animal se jeta sur moi pour me mordre, me secouant dans tous les sens avant de me jeter au sol, tout tremblant.
La peur de cet endroit horrible où l’humain qu’il appelait maman insistait pour m’enfermer quand elle me trouvait « sale ». Noyé, chahuté, le corps gorgé d’eau savonneuse, avant de me retrouver pendu par les oreilles.
La nuit que je passais, abandonné dans le jardin. Souvenir doux-amer d’un exil sous les étoiles qui brillaient pour me rassurer.
Ma patte à moitié arrachée par un excès d’enthousiasme. Recousue par les doigts de maman alors que je dissimulais mon âme pour ne pas voir la terrible aiguille.
Mais toujours, à la fin, il y avait Pierre. Les câlins, les baisers. Le réconfort et la chaleur.

Un jour, tout cela finit.
Plus de câlins, plus de baisers, plus de chaleur, plus d’amour. Plus de Pierre.
Maman entra dans la chambre, le visage mouillé comme moi quand elle me donnait mon bain. Un grand carton posé au milieu de la pièce. Les jouets qu’elle range dedans. Le camion rouge avec sa sirène. Les billes de toutes les couleurs. Les livres d’images. Les cubes en bois. Le clown qui pirouette quand on tire sur sa ficelle. Le ballon rouge qui rebondit si haut. Le chien en peluche, mon ami.
Et moi qu’elle jette sur le dessus avant de refermer le carton.
On nous emmène, on nous transporte sans ménagement. On nous dissimule dans une pièce sombre, poussiéreuse. Je peux en apercevoir le plafond par un minuscule trou.
Pourquoi ? Où sommes-nous ? Où suis-je ? Où est Pierre ? Pourquoi ne vient-il pas me sauver de cette réclusion inexpliquée ? Pourquoi nous séparer ?
Mon cœur de peluche saigne dans ma poitrine.

Après ce jour, mes souvenirs s’emmêlent, se perdent. Plus de repère.
Mon bonheur s’en est allé.
Les jours passent. Les mois. Les années peut-être. Comment savoir dans cette inexistence ?
Je suis seul. Les autres jouets ne sont que des objets, inanimés. Seule mon âme liée au souvenir de Pierre résiste à l’oubli.
Le silence oppressant troublé uniquement par le bruit occasionnel des gouttes d’eau sur une vitre. Les grains de poussière qui volent dans un rayon de soleil. Frissonnement des pattes d’une araignée qui tisse furtivement sa toile.
Engourdissement.
Je sens que je me perds progressivement. Ce qui me retient à la vie s’effiloche lentement. Inexorablement.
Je m’endors.

Réveil brutal dans une explosion sonore de voix inconnues.
Les mots ont perdu leur sens, je ne comprends pas. Je ne comprends plus.
Le carton dans lequel je suis dissimulé est ouvert. Des mains fouillent, choisissent l’un ou l’autre de mes camarades d’infortune avant de les faire disparaître. Bientôt il ne reste plus que moi, qui suis tombé sur le sol. On me ramasse, on me triture. J’ai peur.
– Il n’y a pas grand-chose à en tirer, fait une voix grave.
– Tu devrais le jeter, lui répond une seconde voix aux intonations féminines. Il est tout sale, personne n’en voudra.
Hésitation.
– Non, il a une frimousse attendrissante. Je le mettrai sur une étagère, il sera décoratif à défaut de trouver un acquéreur.
Je n’ai rien compris.
À nouveau l’obscurité.

Je suis posé sur cette étagère depuis si longtemps maintenant que j’ai parfois du mal à me souvenir qu’il n’en a pas toujours été ainsi.