Près de dix heures plus tard, Irina arrivait enfin à Paris, fatiguée mais bien décidée à prendre sa vie en main.
C’était la première fois que la jeune femme mettait les pieds dans la capitale et elle se sentit vite un peu perdue au milieu de la circulation dense et des avenues qui succédaient aux boulevards périphériques. Les nombreux feux rouges étaient une bénédiction, lui permettant de lire et relire les indications notées sur la feuille de papier posée à côté d’elle sur le siège passager.
Après avoir tourné en rond un moment, elle finit par s’arrêter le long du trottoir d’une voie à sens unique, à proximité d’un immeuble aux murs de briques grises situé à deux pas d’une rue commerçante.
Pressée de détendre ses membres fourbus par ces longues heures de route, Irina sortit de la voiture et s’étira avec soulagement. Le débardeur rayé et le bermuda en jean qui lui semblaient si confortables lorsqu’elle avait quitté la maison le matin lui collaient à présent à la peau et elle ne rêvait plus que d’une douche fraîche.
Observant les façades qui l’entouraient, elle se dirigea lentement vers l’immeuble orné d’une plaque dorée sur laquelle était inscrit le quatre-vingt-douze. Son téléphone portable à la main, elle composa le numéro que la secrétaire du conservatoire lui avait donné.
– Agence du Belvédère, Myriam à votre service, fit une voix serviable à l’autre bout du fil.
– Bonjour, je suis Irina Pelletier, fit la jeune femme, avant de préciser à l’intention de son interlocutrice, la nouvelle locataire du studio rue Saint-Martin.
– Mademoiselle Pelletier ! s’écria l’employée de l’agence comme si elle était ravie de l’entendre. J’ai essayé de vous joindre dans l’après-midi et votre amie m’a dit que vous étiez sur la route. J’espérais bien que vous seriez à Paris avant l’heure de fermeture de l’agence.
– Justement, j’appelle pour vous dire que je suis arrivée. Et pour savoir comment me rendre à vos bureaux pour prendre la clef du studio.
– Ne vous dérangez pas, il est prévu de passer vous l’apporter avec le contrat de location. L’agence est un peu difficile à trouver pour une personne étrangère à la capitale. Madame Dumond est dans son bureau, je vais la prévenir de votre arrivée et elle vous rejoint en bas de l’immeuble dès que possible.
– Ah d’accord, c’est parfait, je vais l’attendre. Merci beaucoup.

Une vingtaine de minutes passèrent, durant lesquelles Irina observa machinalement les nombreuses voitures qui circulaient sur le boulevard voisin. Qu’elle était loin de son petit village de campagne où il pouvait s’écouler plusieurs heures sans qu’aucun véhicule n’emprunte la route située devant chez elle !
Interrompant sa rêverie éveillée, une voix féminine retentit soudain derrière elle.
– Mademoiselle Pelletier ?
Irina se retourna avec empressement pour faire face à une belle femme d’une quarantaine d’années, le teint mat et les cheveux d’un noir corbeau remontés en un chignon dont s’échappaient quelques mèches qui encadraient légèrement son visage. Elle était élégamment vêtue d’un tailleur blanc agrémenté d’un chemisier sans manche imprimé dans des tons vert d’eau. Déjà grande et mince, elle arborait des escarpins à hauts talons qui donnèrent à Irina l’impression d’être bien plus petite que son mètre soixante-quatre. Des bijoux discrets, une sacoche de cuir, elle dégageait un chic typiquement parisien.
– Bonjour, je suis Christine Dumond, de l’agence immobilière du Belvédère. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue dans la capitale.
– Merci, répondit la jeune femme, serrant la main que lui tendait la responsable de l’agence.
Après une minutieuse vérification de l’identité de sa nouvelle locataire, madame Dumond lui remit la combinaison du digicode et l’invita à pénétrer dans l’immeuble.
Le hall d’entrée était tout en longueur. Les murs étaient recouverts de crépi clair, le sol de carreaux couleur brique. À l’extrémité opposée à la rue, une cage d’escalier étroite entourait un ascenseur fermé par une grille métallique noire.
– Les parties communes paraissent un peu vétustes, reconnut madame Dumond tout en traversant le hall, ses hauts talons claquant sur le carrelage, mais elles sont en excellent état. Votre boîte aux lettres est ici, la cinquième en partant de la droite. Je vous conseille de mettre rapidement votre nom dessus afin d’éviter les erreurs de distribution.
Arrivée devant l’ascenseur, elle appuya sur le bouton d’appel, continuant ses explications d’un ton professionnel.
– Votre appartement est situé au sixième étage. J’espère que vous ne souffrez pas du vertige.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent dans un léger grincement et, sans attendre la réponse de la jeune femme, elle s’engouffra à l’intérieur. Irina la suivit, écoutant d’une oreille distraite le discours de la responsable de l’agence.
Les portes se refermèrent, l’ascenseur s’éleva lentement dans un nouveau grincement. Un moment plus tard, il s’arrêtait et les deux femmes sortirent sur le palier du sixième et dernier étage.
Contournant la montée d’escaliers chichement éclairée par une fenêtre aux vitres recouvertes de poussière, madame Dumond entraîna la jeune femme jusque devant une porte de bois sombre.
– Voici les clefs de votre appartement, dit-elle en lui tendant un anneau sur lequel étaient accrochées deux clefs. À vous l’honneur.
Déverrouillant la porte, Irina pénétra pour la première fois dans son nouveau logement.
L’appartement ne comportait que deux pièces en partie meublées. Une pièce principale dont l’unique fenêtre donnait sur une cour intérieure, papier peint beige et lino gris. Un minuscule coin cuisine, plaque électrique, four à micro-ondes et réfrigérateur encastré sous un comptoir de formica orange. Un canapé-lit au revêtement fané à côté d’un meuble aux étagères vides. Une ampoule nue accrochée au plafond.
La seule autre porte de la pièce donnait sur une salle d’eau dans laquelle tenaient tout juste une cabine de douche, un lavabo surmonté d’un miroir écaillé et des toilettes.
L’état des lieux ne prit pas longtemps et après un rapide échange de papiers – bail du studio, chèque de caution et premier mois de loyer, attestation d’assurance – madame Dumond prit congé de sa nouvelle locataire, la laissant à son emménagement.
– Je vous redonne les coordonnées de l’agence, lui dit-elle en lui tendant une carte de visite. N’hésitez pas à nous contacter si vous rencontrez le moindre problème. L’immeuble n’est pas récent et il y a parfois de légers soucis de plomberie.
– Merci, je m’en souviendrai, répondit Irina, s’imaginant déjà une ventouse à la main, penchée au-dessus des toilettes bouchées.
– Très bien. Au revoir mademoiselle Pelletier et bonne installation.

Une fois seule, Irina se hâta de commencer à décharger sa voiture et à monter ses affaires dans son nouvel appartement.
Elle en était à son deuxième tour et attendait l’ascenseur dans le hall de l’immeuble, l’étui de sa guitare à la main et un carton plein de livres à ses pieds, quand un jeune homme aux cheveux châtain ébouriffés, vêtu d’un jean clair et d’un polo rouge, la rejoignit devant la porte et la salua en souriant.
– Salut ! Je m’appelle Fabien Neveu. Tu es la nouvelle du 6C ? lui demanda-t-il, après un regard à ses cartons.
– Euh… oui, répondit-elle sur la défensive. Salut, moi c’est Irina.
– T’as besoin d’un coup de main pour monter tes affaires ? Je peux t’aider si tu veux, j’habite dans l’appart’ juste en dessous du tien.
Partagée entre un désir puéril mais rassurant de se débrouiller seule, et celui bien compréhensible d’accepter cette aide opportune, Irina finit par acquiescer d’un signe de tête.
– Si ça ne te dérange pas, oui j’apprécierais bien un peu d’aide.
– No problemo miss, je suis à ta disposition ! fit le jeune homme avec exubérance, attrapant le carton posé sur le sol.

Plusieurs tours plus tard, toutes les affaires d’Irina étaient posées dans son appartement et il ne restait plus à la jeune femme qu’à les déballer et les ranger.
– Je te remercie, dit-elle en se tournant vers son serviable voisin. C’était vraiment sympa de ta part.
– Allez, c’est rien !
– Ben si, quand même. Sans toi, ça m’aurait pris des heures.
Fabien sourit sans répondre et passa machinalement la main dans ses cheveux, les ébouriffant encore plus.
– Je te proposerai bien un verre, mais à part l’eau du robinet, je n’ai rien à boire ou à manger, s’excusa Irina, gênée.
– C’est pas grave, la rassura le jeune homme d’un nouveau sourire amical. Si t’as besoin d’autre chose, je sais pas moi, un ouvre-boîte ou l’adresse d’un fast-food, n’hésite pas à demander. Je suis là depuis des années, je connais bien le quartier.
Songeant à ses placards vides, la jeune femme sauta sur l’occasion.
– Et bien puisque tu en parles, il faudrait que j’aille faire quelques courses si je ne veux pas mourir de faim.
– Oh, pour ça, il y a une épicerie au coin de la rue. Sinon, si ça t’embête pas de prendre le métro, tu peux aller au supermarché. C’est juste un peu plus loin.
– Je peux peut-être y aller en voiture, non ?
– Ouh la, ça se voit que t’es pas du coin, toi ! s’exclama Fabien, amusé. Crois-moi, si tu peux faire autrement, je te conseille de laisser ta voiture au parking, tu vas trop te prendre la tête à circuler dans Paris !
– Ah, bon ? s’étonna la jeune femme, peu familière avec les transports en commun. Merci du conseil.
– Attends, s’enthousiasma soudain le jeune homme, pourquoi tu ne viendrais pas prendre un verre chez moi ? Après je te montrerai l’épicerie, si tu veux.
– Oh, euh… je ne sais pas trop, hésita Irina, sentant revenir sa méfiance. Je ne voudrais pas te déranger. Et puis, j’ai pas mal de rangement à faire.
– C’est pas faux, s’esclaffa le jeune homme, pas contrarié pour autant. Ce sera pour une autre fois !
Mais devant tant de gentillesse spontanée, Irina sentit fondre sa réserve.
– Écoute, si ça ne t’embête pas, je vais déballer rapidement quelques affaires et prendre une douche. Après tu me montreras l’épicerie, d’accord ? lui proposa-t-elle alors.
– Ok, pas de problème. À tout à l’heure !
Et sur ces mots, le jeune homme sortit de l’appartement. Irina l’entendit siffloter en regagnant l’étage du dessous.

Une fois seule, la jeune femme ne perdit pas de temps. Ouvrant sa valise, elle récupéra sa trousse de toilette, une serviette de bain, et elle fila sous la douche sans attendre. L’eau fraîche et la senteur vanillée de son gel douche chassèrent bientôt la fatigue de la route, elle se sentit revivre.
La serviette nouée autour de sa poitrine, elle revint dans la pièce principale et sortit cette fois de sa valise des sous-vêtements propres, un pantacourt de toile et un t-shirt blanc.
À nouveau présentable, elle ouvrit la fenêtre pour faire entrer un peu d’air malgré la chaleur, le studio sentant le renfermé à son goût. Le bruit de la circulation était à peine perceptible et elle apprécia sa situation élevée qui lui permettait d’avoir une vue dégagée sur les toits des immeubles voisins. Avec quelques fleurs sur l’appui de la fenêtre, ce serait parfait.
Ouvrant quelques cartons, elle rangea les affaires dont elle aurait rapidement besoin – la vaisselle dans le placard de la cuisine, ses partitions et ses livres de musique sur une des étagères du meuble, à côté de son poste et de ses disques. Le cadre avec la photo de sa grand-mère bien en évidence sur la plus haute étagère. Des draps et sa couette pour ce soir.
Le reste attendrait plus tard.
Attrapant son sac, elle vérifia qu’elle avait un peu d’argent dans son porte-monnaie. Puis elle sortit pour se rendre chez son nouveau voisin.
Un peu sur la réserve – après tout, elle n’avait échangé que quelques mots avec lui pendant qu’il l’aidait à monter ses affaires – elle frappa à sa porte. Celle-ci s’ouvrit presque aussitôt sur le jeune homme.
– Ah, super, tu es prête ! s’écria-t-il avec bonne humeur. On va direct à l’épicerie, ou je te fais visiter un peu le quartier d’abord ?
– Oh euh… il vaut mieux y aller tout de suite, suggéra Irina. Je ne voudrais pas arriver après la fermeture.
– Aucun risque, ça ferme pas avant vingt-deux heures ici !
Ah, voilà qui était bien différent de chez elle, où les magasins n’étaient que rarement ouverts après dix-neuf heures. Mais ce changement-là, Irina n’aurait aucune difficulté à s’y faire !
– Bon ben, je te suis alors.

Une fois dans la rue, Irina laissa le jeune homme prendre la direction des opérations et le suivit d’un pas léger, tandis que ce dernier lui narrait d’une manière humoristique les us et coutumes du quartier, évoquant pour elle la gardienne de l’immeuble d’à-côté, toujours d’humeur morose les jours de pluie, ou les pâtisseries de la boulangerie de l’avenue voisine, qu’il fallait absolument goûter.
D’abord intimidée, la jeune femme ne tarda pas à retrouver toute sa verve habituelle et bientôt, les deux jeune gens devisaient comme de vieilles connaissances.
Quelques rues plus loin, Fabien et Irina franchirent les portes de l’épicerie et la jeune femme s’empressa de remplir son panier de produits de première nécessité, tandis que son voisin feuilletait les magazines à l’entrée.
Une fois ses courses payées, elle s’approcha de lui et le remercia encore une fois du temps qu’il venait de lui consacrer si gentiment.
– Allez, arrête avec ça, c’est vraiment rien, protesta-t-il, un large sourire sur le visage. Mais tu sais quoi, j’ai pensé un truc pendant que tu faisais tes courses. Tu dois être crevée après toute cette route, et ton emménagement. Tu ne dois pas avoir très envie de cuisiner ce soir, je me trompe ?
– Euh… pas vraiment, reconnut Irina après une hésitation, redoutant une invitation au restaurant.
– Et si on se prenait une pizza sur le chemin du retour ? Je t’invite chez moi, comme ça t’auras même pas de vaisselle à faire !
– Ah euh, c’est sympa… bredouilla Irina, ne sachant pas comment dire non sans vexer ce jeune homme décidément très sympathique, mais un peu envahissant tout de même.
C’est ainsi qu’à ses provisions, ils ajoutèrent deux pizzas odorantes achetées dans un petit restaurant à emporter qui ne payait pas de mine, mais dont les plats étaient délicieux et bon marché d’après Fabien.
De retour à l’immeuble, Irina monta ses provisions chez elle avant de rejoindre le jeune homme dans son appartement presque semblable au sien, si ce n’est que ce logement avait une chambre séparée, de la moquette dans la partie salon de la pièce principale ainsi qu’un papier peint à fines rayures bleues et beiges.
L’appartement était meublé dans un style à la fois moderne et fonctionnel, typiquement masculin, avec des affiches de films policiers aux murs, un poste de télévision grand écran accompagné de son lecteur dvd et d’une console de jeux récente. Et sur un bureau près de la fenêtre, trônait un ordinateur dernier cri.
À de nombreux petits détails, la jeune femme devina que son voisin vivait dans cet appartement depuis plusieurs années déjà. Et qu’il était vraisemblablement célibataire.
Finalement, contrairement à ses craintes, Irina passa une très bonne soirée en compagnie du jeune homme. D’un naturel bon vivant, comme elle s’en était tout de suite aperçue, Fabien était un garçon qui savait mettre les autres en confiance. Lorsqu’il les écoutait, il donnait à ses interlocuteurs l’impression qu’ils étaient vraiment importants. Et les histoires qu’il racontait étaient toujours truffées de détails inédits qui les rendaient vivantes.
L’annonce de sa profession fit sourire la jeune femme, qui s’attendait plutôt à le voir travailler comme vendeur dans un grand magasin, ou commercial auprès d’une entreprise, avec un tel bagout.
– Alors comme ça, tu bosses dans une agence de détectives ? s’étonna Irina, amusée par cette idée. Sans blague, avec le chapeau mou, l’imperméable et les lunettes noires ?
– Ah, ces clichés ! fit le jeune homme en éclatant de rire. Non, moi mon rayon, ce sont les recherches sur Internet. Je suis un petit génie de l’informatique !
– Ah, c’est cool ça ! Et pas banal.
Et c’est ainsi que sans même s’en rendre, ils installèrent dès ce premier soir les bases d’une solide amitié.