Plusieurs semaines s’étaient écoulées depuis le jour où Irina avait assisté, le cœur gros, à l’enterrement de sa grand-mère et le mois d’août touchait à sa fin.
Devant la maison de famille des Pelletier, une grosse valise était posée dans l’allée du garage, à proximité d’un étui à guitare en cuir usagé. Le coffre d’une vieille Ford beige, entr’ouvert, laissait apercevoir un chargement de cartons, et sur le siège passager étaient posées plusieurs cartes routières.
Une seconde voiture, une Twingo vert pistache, était garée à l’ombre de l’olivier situé de l’autre côté de la rue.
À l’intérieur de la maison aux fenêtres ouvertes, dans le salon vidé des affaires personnelles d’Irina et de sa grand-mère, la blonde Mélina tentait une fois de plus de convaincre son amie de renoncer à ses projets.
– Mais qu’est-ce que tu vas faire à Paris ? demanda-t-elle pour la énième fois à la jeune femme décidée qui lui faisait face. Tu ne connais personne là-bas !
– Je te l’ai déjà dit, je me suis inscrite au Conservatoire de musique.
– Mais pourquoi si loin ? insista-t-elle. Tu ne pouvais pas continuer d’aller à la fac, comme moi ? Ou t’inscrire à des cours de musique ici ?
Un rien mal à l’aise, Irina répondit pourtant l’entière vérité.
– J’ai besoin de changer d’air.
– L’air pollué de Paris ? s’étonna Mélina avec incrédulité.
– C’est sûr que dit comme ça ! ne put s’empêcher de plaisanter Irina.
Liées par une amitié qui remontait à leur enfance, souvenirs de séances de maquillage en cachette et de grignotages nocturnes au coin du feu, les deux jeunes femmes échangèrent un regard complice avant d’éclater de rire.
– Tu sais, depuis la mort de mamie ce n’est pas facile, reprit Irina avec sérieux. Je veux dire, de rester ici, justement.
– Je comprends ça, mais… Enfin, tu vas me manquer.
– Toi aussi tu me manqueras, mais ce n’est pas comme si je partais à l’autre bout du monde, quand même ! On s’appellera. Et puis, tu pourras toujours venir me voir pour un week-end.
– Et toi, tu reviendras de temps en temps ?
– Je ne sais pas… peut-être, répondit Irina avec hésitation.
– Je suis sûre que tu ne m’as pas tout dit, remarqua la blonde jeune femme d’un ton soupçonneux. Qu’est-ce que tu me caches ?
– Mais rien voyons ! Tu te fais des idées, protesta-t-elle, mal à l’aise sous le regard inquisiteur de son amie.
– Tu ne vas pas rejoindre un mec, au moins ? insista pourtant cette dernière.
– Mais non ! Tu n’as pas besoin de te faire autant de souci pour moi, je t’assure, tenta de la rassurer Irina. J’ai juste envie, tu sais, d’élargir mon horizon. Découvrir une nouvelle ville. Rencontrer de nouvelles personnes.
– Si tu le dis…
Mais Mélina ne semblait pas complètement convaincue.
Vivement désireuse de changer de sujet, Irina entraîna son amie dans un dernier tour de reconnaissance de la maison, lui répétant les quelques conseils et recommandations déjà donnés un peu plus tôt.
– Bon, je t’ai montré où se trouvent le compteur électrique et l’arrivée d’eau, finit-elle par lui dire en arrivant dans la cuisine. Tu es sûre que ça ne t’embête pas de venir habiter ici pendant mon absence ?
– Hum, laisse moi réfléchir… fit mine de s’interroger Mélina. Une maison agréable à la campagne avec un loyer dérisoire, ou une minuscule chambre universitaire que je devrais partager avec deux autres filles ?
Amusée par la bonne humeur et le bon sens de son amie, Irina ne put s’empêcher de sourire.
– Tu seras quand même un peu loin du campus.
– Bah, ça m’est égal, répliqua négligemment cette dernière. Et puis, ce n’est qu’à vingt minutes en voiture.
– Je sais.
Le silence retomba quelques instants entre les deux jeunes femmes, puis Irina reprit la parole.
– Je crois que… commença-t-elle, hésitante. Enfin, je ferais mieux d’y aller. J’ai pas mal de route avant d’arriver à Paris.
La blonde Mélina acquiesça, sourire accompagné d’un soupir.
– Bon et bien… à un de ces jours, alors.
– Tu m’appelles quand tu seras installée dans ton nouvel appart’ ? demanda encore son amie.
– Promis.
Écourtant les adieux qui menaçaient de s’éterniser, la jeune femme saisit la clef de sa voiture posée sur le comptoir de la cuisine et sortit de la maison.
Tout en essayant de caser sa valise dans le coffre déjà bien rempli de la Ford, Irina réfléchissait.
Mélina n’avait pas tout à fait tort de la soupçonner de lui cacher quelque chose.
Depuis qu’elle avait découvert les photos et les lettres que sa grand-mère avait précieusement conservées, cachées dans le fond de la commode, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de rêver à d’hypothétiques retrouvailles avec sa mère. Son inscription au Conservatoire de musique de Paris n’était qu’un prétexte pour entreprendre des recherches, avec au fond d’elle-même, l’espoir de trouver le courage de forcer le destin et de rencontrer enfin l’absente.
Elle n’en avait parlé à personne, pas même à ses amis les plus proches, elle ne savait pas vraiment pourquoi. Sans doute un reste de pudeur. La crainte qu’ils n’essaient de la faire changer d’avis.
Elle les connaissait depuis tellement longtemps. Elle pouvait sans peine imaginer ce qu’ils lui diraient.
« Pourquoi est-ce que tu veux retrouver cette femme qui t’a abandonnée quand tu n’étais encore qu’un bébé ? » tenterait de la raisonner Lambert, avec son irrésistible accent du sud. « Tu n’en as rien à faire, d’elle ! »
Quand à Mélina, elle secouerait la tête avec évidence et prendrait ce ton si raisonnable de future institutrice.
« Et puis, c’est tellement grand, Paris ! Comment vas-tu t’y prendre pour la retrouver ? » lui rappellerait-elle avec justesse. « Tout ce que tu as, c’est un nom et une adresse qui datent d’il y a quatre ans ! »
Ces phrases, Irina se les étaient répétées de nombreuses fois depuis le début de l’été. Depuis que l’idée de partir à la recherche de sa mère lui avait traversé l’esprit à la lecture de cette fameuse lettre.
Mais avec la mort de sa grand-mère, sa seule famille depuis son enfance, la jeune femme aspirait presque désespérément à retrouver la chaleur d’un foyer et d’une famille aimante.
Ayant terminé de charger ses affaires dans le coffre de la voiture de son aïeule, Irina embrassa une dernière fois son amie, avant d’ouvrir la portière et de s’installer derrière le volant.
Contrairement à son habitude, le vieux tacot démarra au premier tour de clef et la jeune femme quitta lentement l’allée de garage pavée pour s’engager sur la chaussée.
Laissant derrière elle la maison de son enfance, elle alluma l’autoradio et commença à fredonner gaiement les premières mesures d’un morceau de Vivaldi qu’elle appréciait tout particulièrement.
Le temps était clair, une douce chaleur entrait par la fenêtre entrouverte.
Irina quitta rapidement le village et s’engagea sans regret sur la route qui allait la mener vers ce que l’avenir lui réservait.