Un petit village du sud de la France, à une quinzaine de kilomètres de la côte méditerranéenne.
Malgré la chaleur de ce début d’été, une mince silhouette toute de noire vêtue remontait lentement l’allée qui menait à une maison basse, aux murs de pierres claires sous une toiture de tuiles ocre. Perdue dans de douloureuses pensées, Irina revenait de l’enterrement de sa grand-mère.
Fragilisée par cet événement qu’elle n’avait pas senti venir – jusqu’à cet infarctus qui lui avait coûté la vie, Hélène Pelletier avait toujours bénéficié d’une excellente santé – la jeune femme en voulait presque à la vieille dame de l’avoir abandonnée ainsi.
À tout juste dix-neuf ans, Irina se retrouvait seule au monde et malgré un tempérament volontaire et affirmé, elle redoutait de pousser la porte de la maison qui l’avait vue grandir.
Durant toutes ces années, sa grand-mère avait été sa seule famille, lui tenant à la fois lieu de père et de mère.
Ses parents, Irina ne les avait pas connus. Sa mère l’avait abandonnée alors qu’elle n’était encore qu’un bébé, la confiant à la garde de sa propre mère. Quant à son père, elle avait toujours ignoré jusqu’à son identité.
Poussant un profond soupir, la jeune femme sortit ses clefs de sa poche, déverrouilla la porte d’entrée et s’avança à pas lents dans la maison silencieuse.
Andrée Chaigneau, une amie de sa grand-mère, l’avait invitée à passer la nuit chez elle et ses propres amis Mélina et Lambert avaient suggéré de venir lui tenir compagnie, mais elle avait refusé les deux propositions. À quoi bon repousser le moment où elle devrait faire face à sa solitude ?
– Oh mamie, tu me manques tellement… laissa échapper Irina, la voix brisée par le chagrin.
Et une larme coula sur sa joue.
Désemparée, perdue sans ses repères habituels, Irina erra d’une pièce à l’autre dans cette maison qu’elle connaissait pourtant si bien.
Dans la chaleureuse cuisine aux murs crêpis d’un ton rouille, elle effleura du bout des doigts le plan de travail carrelé sur lequel sa grand-mère avait concocté tant de bons repas. Plus jamais, elle ne serait là pour préparer des spaghettis à la sauce tomate, un croque-monsieur croustillant, une odorante bouillabaisse ou une tarte aux pommes du jardin.
Sur la table de bois brut, même le bouquet de fleurs des champs dégageait une impression de tristesse.
Dans le salon où ses pas la conduisirent ensuite, elle s’approcha de la fenêtre qui donnait sur le devant de la maison et regarda sans les voir les berges de la rivière qui coulait en bas de la rue. Combien de fois avait-elle joué à chat ou à cache-cache avec ses amis sous l’ombre protectrice des grands arbres ? Et combien de fois sa grand-mère les avait-elle rejoints, un panier de pique-nique à la main ?
Assaillie par des souvenirs d’enfance, Irina se laissa tomber sur le vieux canapé et le chagrin l’envahit instantanément.
Comment pourrait-elle trouver le courage de continuer à vivre, seule, dans cette maison imprégnée de tant de souvenirs heureux, de tant de souffrance et de regrets aussi ?
Toutes ces années passées à se demander pourquoi elle n’avait pas droit à la même vie que ses petits camarades de classe, à attendre désespérément le retour improbable de cette mère dont elle n’avait aucun souvenir. Cette mère partie au loin réaliser son rêve.
Elle se souvenait encore de la conversation qu’elle avait eue à ce sujet avec sa grand-mère…
« – Dis mamie, pourquoi elle vit pas avec nous, ma maman ? avait-elle demandé du haut de ses huit ans. Elle m’aime pas ?
– Bien sûr que si, ta maman t’adore, lui avait affirmé sa grand-mère. Mais elle voulait devenir une grande comédienne et pour réaliser son rêve, elle ne pouvait pas te garder auprès d’elle.
– Et mon papa, tu n’en parles jamais, avait-elle insisté.
– C’est parce que je ne l’ai pas connu, ma chérie. Mais je sais que ta maman et lui s’aimaient très fort, c’est pour ça que tu es là.
– Et dis, quand est-ce qu’elle viendra nous voir, ma maman ? avait-elle encore demandé avec espoir.
– Tu sais, elle est très occupée… avait répondu sa grand-mère évasivement. »
Que de nuits passées à imaginer le retour de l’absente… Les douces retrouvailles, sa mère la pressant contre son cœur, ses bras aimants. À chacun de ses anniversaires, à chaque Noël, elle avait espéré. En vain, toujours en vain.
Et que de larmes versées quand la désillusion prenait le pas sur l’espoir. Une petite fille si seule qui rêvait d’une maman.
Assaillie par ces souvenirs qui lui serraient le cœur, Irina se releva et se dirigea vers la porte de la chambre de sa grand-mère.
Parquet sombre, tapisserie délicatement fleurie, voilage léger devant la fenêtre. Un lit de bois aux montants travaillés trônant au milieu de la pièce. Une armoire ornée d’un miroir dans un angle et une commode le long du mur, près de la fenêtre donnant sur le jardin.
Comme toujours, le doux couvre-lit matelassé confectionné par les doigts de couturière de sa grand-mère était impeccablement tiré sur le lit. La jeune femme sourit avec attendrissement, se remémorant les recommandations sans cesse renouvelées de son aïeule.
« Ma chérie, ne grimpe pas sur le lit sans enlever tes chaussures ! » répétait-elle souvent à la petite fille impatiente qu’elle était alors. « Irina, je ne veux pas que tu viennes dans ma chambre sans ma permission !… Irina, fais attention avec tes… »
Refoulant tant bien que mal les larmes qui menaçaient de la submerger, Irina ouvrit un tiroir de la vieille commode de bois cirée dans laquelle elle avait eu si souvent envie de fouiller, quand elle était enfant.
L’odeur de lavande des petits sachets dispersés entre les vêtements de sa grand-mère était si intimement liée à la vieille dame dans son esprit, qu’elle crut presque l’entendre la gronder affectueusement, lui demandant ce qu’elle faisait là, à farfouiller dans sa chambre.
– Je te le promets, mamie, murmura la jeune femme avec une profonde tristesse mêlée d’affection, je ferai attention à tes affaires.
Perdue dans ses souvenirs, Irina ouvrit un à un tous les tiroirs de la commode, caressant d’une main émue les vêtements préférés de sa grand-mère, quand son regard fut soudain attiré par des boîtes en carton peu épaisses, recouvertes de papier bleu fané, à moitié dissimulées sous de vieux vêtements de jardinage.
Intriguée, la jeune femme débarrassa rapidement le dessus de la commode pour y déposer sa trouvaille et entreprit de satisfaire sa curiosité en soulevant le couvercle de la première boîte.
– Oh, tous ces papiers ! s’étonna-t-elle en fouillant parmi les feuilles jaunies par le temps.
Sous ses doigts apparurent un certificat de mariage, celui de ses grands-parents, leur livret de famille. Une pochette cartonnée sans aucune indication. Une alliance ternie dans un petit étui, sans doute celle de ce grand-père qu’elle n’avait pas connu, mort avant sa naissance. Une coupure de journal aux teintes passées mentionnant un avis d’obsèques.
Ouvrant alors la vieille pochette de papier brun, la jeune femme découvrit une dizaine de photographies.
Sur la première, sa grand-mère en robe légère, plus jeune d’une bonne trentaine d’années, les cheveux du même châtain doré que les siens, tenait dans ses bras un bébé arborant une barboteuse colorée ornée de canards.
Sur la deuxième photo, un officier de police barbu faisait rire aux éclats une bambine d’un an environ, aux boucles folles retenues par des rubans assortis à sa robe. Derrière eux, Irina reconnut le salon en désordre, un lapin en peluche traînant par terre aux côtés d’une voiture jaune et d’un livre d’images.
La suivante montrait la petite fille dans les bras du même homme, en tenue plus décontractée, devant un gâteau d’anniversaire décoré de trois bougies. Dans le fond, on pouvait apercevoir la palissade en bois du jardin.
– Oh mon dieu, des photos… des photos de maman quand elle était petite… murmura-t-elle avec émotion.
La quatrième était une photo de famille, sans doute prise par un photographe professionnel ou à l’occasion d’une fête. Assise entre ses parents, la petite fille, à présent âgée de cinq ou six ans, portait une robe bleu marine à col Claudine sur un chemisier blanc, ses boucles châtain retombant légèrement sur ses épaules. Un bras passé autour de sa taille, son père avait fière allure dans un costume sombre orné d’une cravate. Tout dans leur attitude dénotait une grande complicité, un amour inconditionnel. Un peu à l’écart, un sourire affectueux sur son visage tourné vers eux, la grand-mère d’Irina se tenait droite sur son siège, élégante dans une robe de lainage bordeaux rehaussée de plusieurs rangées de galon clair à l’encolure.
Bouleversée par ce voyage dans un passé qu’elle n’avait jamais connu, la jeune femme observa attentivement les photos suivantes. Sur chacune d’entre elles, une petite fille enjouée et à la mine expressive, dans des costumes divers et colorés, tenait le devant de la scène de tableaux évocateurs.
Retournant le premier des clichés, celui sur lequel l’enfant arborait un manteau à capuche d’un rouge vif devant un décor forestier, un panier en osier à la main, la jeune femme reconnut l’écriture fine de sa grand-mère.
– « Premier spectacle de fin d’année, Nicole dans Le petit chaperon rouge »… déchiffra-t-elle d’une voix émue.
La scène suivante illustrait un bord de mer. Papier crépon bleu pour évoquer les vagues, un grand soleil doré suspendu au dessus. Du sable fin, des rochers en carton, des algues séchées. Un seau en plastique rouge et une bouée. Et au milieu, une fillette à croquer en marinière rayée bleue et blanche, short de toile écrue et bottes en caoutchouc, prête à déclamer une longue tirade, une épuisette à la main.
– « Spectacle de l’école, Nicole dans Les baigneurs »… lut Irina en retournant la photo.
Malgré les larmes qui se pressaient sous ses paupières, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de sourire devant l’enthousiasme flagrant de la jeune comédienne. Il était évident qu’elle tenait chaque année le premier rôle de la production scolaire.
Enfin, sur la dernière photo, un décor de salle de classe fidèlement reconstitué. Bureaux d’écoliers, cartables posés sur des chaises, des livres alignés sur une étagère, une carte de géographie accrochée dans le fond. Des avions en papier et un vieux chiffon sur le sol. Au premier plan, la petite fille et un de ses camarades en tabliers noirs d’autrefois.
– « Gala de fin d’école primaire, Nicole dans une scénette de La vie à l’école »…
Apercevant une autre pochette de papier dans la boîte en carton, Irina l’ouvrit, le cœur battant, pour y découvrir d’autres clichés de sa mère, à présent adolescente.
La première photographie représentait un décor sobre. Une statue de faux marbre devant un mur de pierres, un buisson fleuri, sous un faible éclairage évoquant une nuit de pleine lune. Debout sur un semblant de balcon, la jeune fille arborait une longue robe blanche, sa chevelure dénouée dans son dos. Son attitude était à la fois empreinte de fougue et de réserve, preuve de son talent.
– « Premier spectacle du groupe de théâtre de la ville, Nicole dans Roméo et Juliette »… murmura Irina d’une voix encore plus émue, déchiffrant toujours l’écriture soignée de sa grand-mère.
Le deuxième cliché évoquait un salon bourgeois de la fin du dix-neuvième siècle. Une causeuse près d’une petite table surmontée d’une lampe à pétrole. Un tapis sur le sol, des peintures accrochées aux murs. Une lettre dans une main, la jeune actrice se tenait sur le sofa dans une pose nonchalamment étudiée, ses cheveux ramenés en chignon sur sa nuque, sa robe marron glacé tombant harmonieusement sur son corps.
– « Soirée théâtrale régionale, Nicole dans une pièce de Feydeau »…
La photographie suivante tranchait nettement avec les précédentes. Il ne s’agissait plus d’une représentation théâtrale, mais d’un cliché pris sur le vif dans le salon de la maison. Debout au milieu d’un groupe de personnes qu’Irina ne connaissait pas, dont la plupart portaient un uniforme de police, sa grand-mère avait les traits tirés dans une sévère robe noire. Adossée contre la fenêtre, Nicole semblait se tenir volontairement à l’écart des adultes. Mine boudeuse, cernes sombres sous les yeux, sage chemisier et jupe plissée noirs également.
Au dos de la photo, une simple date. Celle de la mort de son grand-père.
Soupir douloureux de la jeune femme, à qui cette scène rappelait trop bien la situation qu’elle vivait aujourd’hui. Glissant cette photographie sous les autres, elle s’intéressa alors à celles qu’elle n’avait pas encore vues.
La première représentait une chambre d’adolescente aux murs recouverts de peinture noire et décorées de posters à l’atmosphère très sombre. Faisant face à l’objectif d’un air peu amène, Nicole avait radicalement changé de look. Finie l’allure d’enfant sage. Des mèches noires dans sa chevelure châtain raccourcie, un maquillage outrancier sur le visage – regard charbonneux et lèvres peintes en noir. Quant à ses vêtements… Irina s’étonnait que sa grand-mère l’ait laissée sortir dans cette tenue ! Une courte robe noire tellement moulante qu’elle ne dissimulait pas grand-chose de son anatomie, des bottes de cuir sur des collants résilles, un bracelet de force au poignet. Vulgaire et aguichante à la fois.
La photo suivante était à nouveau une représentation théâtrale. Dans un décor constitué de colonnades grecques et de rochers de couleur claire devant un fond évoquant un ciel d’un bleu lumineux, l’adolescente se mouvait gracieusement dans une robe blanche retenue sur l’épaule par une broche dorée. Ses cheveux avaient repoussés et étaient uniformément d’un noir de jais.
– « Spectacle du groupe théâtral, Nicole dans Iphigénie »… déchiffra la jeune femme en retournant l’image.
Les mains tremblantes au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’année de sa naissance, Irina continuait d’éparpiller les photos devant elle.
L’une d’entre elles montrait l’adolescente assise sur la balançoire du jardin, le regard désabusé, bien plus vieux que son âge. Elle portait cette fois un court débardeur noir recouvert d’un t-shirt en résille, une mini-jupe en cuir et des bottes qui lui montaient bien au dessus du genou. Ses cheveux pendaient lamentablement, comme après une averse, et son maquillage avait coulé. Visiblement, elle ne se doutait pas qu’elle était prise en photo et son visage reflétait ses véritables sentiments, loin de la morgue qu’elle affichait sur les précédents clichés.
Et enfin, la dernière photo de la pochette… Sa mère, encore adolescente, le visage fermé vierge de tout maquillage et un vieux survêtement sur le dos, un bébé dans les bras.
– « Nicole et Irina, juin 1985 »… balbutia-t-elle, la voix brisée par l’émotion, déchiffrant tant bien que mal les mots que sa grand-mère avait écrits au dos du cliché.
Les larmes roulèrent sur les joues de la jeune femme tandis qu’elle dévorait des yeux cette vision unique de sa mère et elle, réunies pour la première fois.
– Tellement jeune… murmura-t-elle encore, réalisant soudain que Nicole ne devait pas avoir plus de quinze ans à sa naissance.
Bien sûr, elle savait depuis longtemps que sa mère n’était encore qu’une adolescente lorsqu’elle était venue au monde, mais elle n’avait jamais imaginé à quel point elle était jeune.
Plusieurs minutes s’écoulèrent avant qu’Irina ne parvienne à se reprendre suffisamment pour remettre les photos dans les pochettes. Alors qu’elle s’apprêtait à les ranger dans la boîte en carton, son regard tomba sur un morceau de papier froissé et deux enveloppes, noués ensemble par un ruban mauve.
– Tiens, qu’est-ce que c’est ? se demanda Irina, encore émue de ses découvertes.
Après avoir dénoué le ruban, la jeune femme lissa le papier et découvrit qu’il s’agissait d’un petit mot écrit à la main sur une feuille de cahier déchirée.
Curieuse, elle s’efforçait de déchiffrer l’écriture brouillonne quand elle comprit tout à coup ce qu’elle tenait entre ses mains. Le mot d’adieu rédigé par sa mère, des années plus tôt, quand elle avait quitté la maison et abandonné sa fille.
« Maman, quand tu liras ce mot je serai déjà loin. Ne me cherche pas et ne m’en veux pas » lut Irina avec émotion. « Je ne supporte plus cette vie sans surprise, il faut que j’essaie de réaliser mon rêve avant qu’il soit trop tard. Prends soin d’Irina pour moi, tu seras une meilleure mère pour elle que moi. Je ne reviendrai pas, tu pourras lui raconter ce que tu veux sur moi. Adieu… Nicole »
Un peu étonnée que sa grand-mère ait gardé ce mot presque anonyme, Irina s’intéressa ensuite aux deux enveloppes.
Dans la première, datant d’une dizaine d’années, une lettre de Nicole informant brièvement et froidement sa mère de son mariage avec un homme d’affaires parisien.
– Elle est mariée, s’étonna la jeune femme, un peu choquée par cette nouvelle. Pourquoi mamie ne m’en a-t-elle jamais rien dit ?
Enfin, dans la seconde enveloppe, une lettre à peine plus longue rédigée sur un papier raffiné, remontant à l’année de son entrée au lycée.
Malgré le peu d’informations sur le style de vie que pouvait mener sa mère et le manque flagrant d’intérêt de sa part quant à l’existence de sa propre fille, Irina sentit un espoir naître dans son cœur en lisant les dernières lignes.
« Quoi que tu en penses, sache que je ne me sens pas concernée. Je ne veux pas que tu m’écrives, mais pour le cas où ce serait vraiment indispensable, tu pourras me faire parvenir un courrier à l’adresse suivante : Mme Nikki Lacroix, 56 rue des Acacias… »
– Nikki Lacroix… murmura pensivement Irina. Cette ville de la région parisienne… Peut-être…