Sujet imposé : Écrire un texte qui se termine « mal ».

 

Le soleil descendait lentement vers l’horizon.
Après avoir crevé l’épaisse couverture nuageuse qui avait persisté tout au long de la journée, ses rayons avaient soudainement embrasé le ciel, recouvrant la surface mouvante de la mer d’une multitude d’étincelles flamboyantes.
Assis sur l’un des rochers qui couronnaient la falaise, Jacob contemplait la beauté de ce coucher de soleil.
Ce lieu était l’un de ses préférés. Somptueux. À couper le souffle.
À cet endroit, la falaise s’avançait dans la mer, la dominant d’une dizaine de mètres comme pour lui tenir tête. Battue par les vagues qui se brisaient contre la paroi rocheuse, elle résistait, immuable face au temps.
C’était là qu’il faisait invariablement une pause au cours de son jogging quotidien sur le sentier de la côte, respirant l’odeur salée des embruns, se ressourçant au contact de la nature sauvage. C’était là qu’il s’asseyait pour réfléchir à son avenir, ses études interrompues, ses stages difficiles, son changement d’orientation professionnelle. C’était là qu’il avait emmené Line lors de leur premier rendez-vous, après le dîner au restaurant, pour admirer les étoiles, bercés par le murmure des vagues. C’était là qu’il l’avait demandée en mariage lors d’un pique-nique arrosé de champagne, sous un coucher de soleil si semblable à celui de ce soir. Et c’était là qu’elle lui avait annoncé qu’il allait bientôt être papa, quelques huit mois plus tôt.
Souvenirs inoubliables de moments uniques, à jamais gravés dans son cœur.
Jacob ferma les yeux un court instant. Le cri des mouettes au loin. Le souffle du vent dans ses cheveux. La chaleur des derniers rayons du soleil sur sa peau.
Lorsqu’il les rouvrit, l’astre lumineux avait entamé sa plongée dans l’océan.

Ses pensées remontèrent le fil du temps, s’arrêtant à ce récent mardi matin où Line l’avait réveillé à l’aube, les mains crispées sur son ventre arrondi. Douloureuses contractions qui annonçaient la venue du bébé.
Tout était prêt depuis plusieurs jours déjà. Dominant tant bien que mal la panique qui l’avait envahi devant la souffrance évidente de la femme qu’il aimait plus que tout au monde, il avait saisi le sac de voyage posé dans un coin de la chambre, cherché follement ses clefs avant de les retrouver accrochées à leur emplacement habituel, sorti la voiture du garage. Le trajet jusqu’à la maternité se perdait dans les brumes de son cerveau, de même que le discours pourtant réconfortant de l’infirmière d’accueil.
L’accouchement s’était éternisé, comme souvent pour une première naissance.
Visites régulières du médecin qui surveillait l’avancée du travail. « Ne vous inquiétez pas, tout progresse normalement… »
Cette phrase répétée jusqu’à satiété.
Le service bruissait d’activités. Ils avaient discuté pour passer le temps entre les contractions qui se rapprochaient lentement. Taquineries sur le prénom du bébé qu’ils n’arrivaient pas à choisir. Grégoire ou Arthur ? Enzo ou Liam ? Le sourire rassurant de la sage-femme tandis qu’elle leur faisait écouter les battements de cœur de leur futur héros. Line qui l’encourageait à aller chercher un sandwich à la cafétéria, « Promis je t’attends pour accoucher… »
Son sourire taquin lorsqu’il avait finalement cédé, la faim plus forte que sa résistance, son désir de rester près d’elle. Le baiser déposé dans la paume de sa main comme un joyau précieux. Hamburger et frites avalés à la va-vite sur un coin de table avant de remonter à la maternité.
L’atmosphère qui avait changé en son absence, un début d’affolement remplaçant l’attente sereine de la journée. Que s’était-il passé ?
Quelques mots au milieu des conversations médicales inquiètes. Rythme cardiaque trop faible. Détresse fœtale. Éventualité d’une césarienne. Procédure d’urgence. La sage-femme avait précipitamment quitté la chambre. Les cris dans le couloir.
La peur dans les yeux de Line.
Si vite que tout se mélangeait dans sa tête. Salle d’opération, casaque stérile pour lui, sa main serrée autour de celle de Line. Ces mots chuchotés comme un leitmotiv, « Ça va bien se passer, ça va bien se passer, ça va bien se passer… » Le sang qui avait giclé et les alarmes qui résonnaient. La voix tendue du médecin qui donnait des ordres. L’infirmière qui avait laissé échapper un « Oh mon dieu, il a le cordon enroulé autour du cou ! »
Le silence à la naissance de leur fils, le plus terrible des sons quand on guette le premier cri, les premières pleurs.
Tout ce monde qui s’activait autour d’eux. Autour du bébé. Pendant ce qui lui avait paru des heures. Dans l’attente.
Et le regard du médecin lorsqu’il avait enfin relevé la tête.
– Je suis navré, nous n’avons rien pu faire.
Les mots qui se noyaient dans un brouillard. Accident. Très rare. Les larmes de Line lorsqu’elle avait tenu leur fils dans ses bras. Mort avant d’avoir vécu.

On les avait changés de chambre, pour leur épargner la proximité de la nursery. Ils s’étaient retrouvé seuls avec leur douleur, leur incompréhension. Leur révolte face à la cruauté de la vie qui venait de leur voler leur fils, leur bonheur.
Pourquoi ? Pourquoi eux ?
Épuisée par l’accouchement et le chagrin, Line avait fini par s’endormir, les joues humides de larmes. Debout devant la fenêtre, Jacob avait passé la nuit à contempler les étoiles sans les voir, incapable de trouver le sommeil. Enfermé dans sa propre souffrance.
Seuls les mots de Line avaient réussi à l’atteindre dans cet état de prostration dans lequel il se trouvait, « Chéri, je ne me sens pas bien… »
Cette voix rauque. Ses joues rouges lorsqu’il s’était tourné vers elle, ses yeux trop brillants. Son front brûlant sous ses doigts.
Cédant à l’affolement, Jacob s’était précipité dans le couloir, interpelant la première infirmière qu’il avait croisée. Rapidement, la chambre avait été envahie par toute l’équipe médicale. Prise de sang, examens divers dont il n’avait pas retenu le nom. On l’avait prié de s’éloigner, il avait refusé.
La journée n’avait été qu’une longue succession d’hypothèses, de traitements. D’espoirs déçus. L’état de Line s’était aggravé d’heure en heure. Une infection virulente au nom tellement compliqué que même les médecins semblaient s’emmêler la langue en le prononçant.

Le vent était tombé, se réduisant à une douce brise tiède. Le bruit des vagues se brisant sur les rochers en bas de la falaise s’était peu à peu imposé à son esprit, le ramenant vers l’instant présent. Le soleil avait fini de se noyer dans l’océan, ne restaient que quelques éclats flamboyants dans l’indigo du ciel.
Il avait marché sans savoir où il allait lorsqu’il avait enfin quitté l’hôpital. Presque trois jours sans quitter le bâtiment, le service de la maternité. Sans dormir, sans changer de vêtements. Sans même prendre une douche. Se nourrissant sans conviction de ce que les infirmières lui avaient mis dans les mains, sans même se soucier de savoir ce que c’était.
Trois journées au cours desquelles il avait l’impression d’avoir vieilli d’une centaine d’années au moins.
Ne pas oser s’éloigner de peur de perdre le moindre moment passé avec Line. De peur que ce soit le dernier. Se raccrocher à la moindre lueur d’espoir pour ne pas s’effondrer devant l’inéluctable. Rejeter en bloc les conclusions des médecins. « Elle va vivre, il ne peut en être autrement, je l’aime tant… »
Prières insensées, la main de Line dans les siennes, son front posé contre sa peau moite.
Et les mots du médecin. Durs, cruels.
– Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. Malheureusement votre femme ne répond à aucun des traitements que nous lui avons administrés. L’infection s’étend à présent à tous ses organes, ce n’est plus qu’une question d’heures avant que… de minutes peut-être. Vous devriez lui dire au revoir tant qu’elle est encore consciente.
L’alarme qui avait retenti au même instant, vrillant ses tympans en même temps qu’elle annihilait ses derniers espoirs.
Tentatives futiles de réanimation. Le cri muet qui l’avait déchiré. Les lumières agressives, les sons lancinants. Le silence, soudain. « Heure du décès, dix-neuf heures trente-deux… »

Frissonnant dans la chaleur de cette soirée d’été, Jacob se remit maladroitement debout.
Son corps était épuisé, son âme meurtrie, comme amputée d’une part essentielle. Quelques jours avaient suffi pour le faire basculer. Du bonheur le plus parfait au désespoir le plus sombre.
Des cailloux roulèrent sous ses pieds comme il fit quelques pas. S’éloignant des rochers. Se rapprochant du bord de la falaise.
Les étoiles commençaient à piqueter le ciel de leur lueur froide, comme autant de diamants sur une soie bleu nuit. Juste en dessous, la surface de la mer ondulait sous l’effet de la marée montante, bordée d’une écume à la blancheur spectrale.
Jacob se pencha pour tenter d’apercevoir les rochers, leur dentelle sombre et humide au pied de la falaise. L’odeur des algues qui remontait vers lui.
Un pas, juste un pas et tout serait terminé.

C’est un pêcheur qui découvrit son corps le lendemain matin.
Brisé sur les rochers.