Le ciel est d’une incroyable couleur rouge orangée aujourd’hui, avec des reflets bronze vers l’horizon. Je peux le contempler à l’envie à travers les baies vitrées panoramiques du hall d’accueil. J’ai beau avoir grandi sous les mêmes latitudes, dans une cité à des milliers de lieues d’ici, je ne me lasse pas de ces teintes qui me donnent l’impression d’être chez moi.
Un harmonieux bruissement métallique m’informe du retour du robot d’accueil.
– Le professeur Elugubanti va vous recevoir, m’annonce-t-il. Si vous voulez bien me suivre.
Sans un mot, je l’accompagne le long d’un dédale de couloirs d’une blancheur immaculée.
Il finit par s’arrêter devant une double porte en verre opaque qui s’ouvre d’elle-même lorsqu’il enfonce son port externe dans un boitier situé sur le mur.
– Je vous en prie, fait-il de son timbre monotone.
Obéissant à son invitation, je franchis la porte et pénètre dans l’antre du professeur.
Dans la pièce, il n’y a aucune ouverture sur l’extérieur, pas de luminosité naturelle, juste un halo qui semble couler des parois incurvées. Sous mes pas, le sol est à la fois ferme et souple, j’ai l’impression de marcher sur de la terre meuble et non sur un revêtement synthétique.
– Soyez le bienvenu, crisse une voix masculine. Vous êtes Jarn A’list, n’est-ce pas ? Je suis enchanté de vous rencontrer.
Dans un profond silence, je m’incline vers le Cima qui me retourne mon salut. Ses antennes s’agitent un instant, je sens la bienveillance de son accueil.
– Vous avez sollicité un entretien sans en mentionner le motif, poursuit-il, cela a attisé ma curiosité. Les portraits que vous publiez sont habituellement consacrés à nos dirigeants.
– Je constate que vous vous êtes renseigné à mon sujet.
– Vous êtes bien trop modeste, sar A’list. Votre travail est connu, et reconnu, dans tout l’empire. Contrairement à moi qui ne suis qu’un humble scientifique.
C’est effectivement l’apparence qu’il donne, avec sa carapace cuivrée, sa longue toge crème et ses deux paires de bras qui se joignent sur son abdomen. Je ne le lui avouerai pas, mais je ne sais pas plus que lui la raison de ma présence ici. J’avance mon principal argument.
– Ce n’est pas l’avis de Tendi Am’mayi.
– Vous connaissez mon assistante ? s’étonne-t-il.
J’acquiesce d’un hochement de tête. Ses antennes se mettent à vibrer intensément, je sens qu’il me jauge. L’air dans la pièce se fait plus lourd. Essaie-t-il de lire en moi ? On prétend que les Cima en sont capables.
Le silence se prolonge une minute, puis deux.
– Je vois, finit-il par dire avec sérénité.
Je respire à nouveau plus librement.
– Je vais vous demander de m’accompagner. Et de me faire confiance.
Il semble à présent amusé.
– Savez-vous faire confiance à un inconnu, sar A’list ?
– Tendi vous tient en grande estime, je sais que je peux me fier à son jugement.
Sans faire de commentaire, il se dirige vers une étagère sur laquelle sont posés des flacons et des boîtes de toutes tailles. Il soulève un couvercle, semble manipuler un objet à l’intérieur. La paroi incurvée à proximité coulisse silencieusement, révélant un passage obscur.
– Je vous en prie, crisse-t-il, m’invitant d’un geste gracieux.
Sans hésiter, je traverse la pièce et m’engage dans le passage.

Comme dans la pièce précédente, un halo lumineux s’écoule des murs pour éclairer, au fur et à mesure que nous avançons, un couloir en pente douce qui s’enroule sur lui-même.
– Que connaissez-vous de mon travail ? m’interroge le professeur Elugubanti alors que nous descendons progressivement dans le passage incliné.
– Vous êtes histobiologiste, spécialisé dans les espèces disparues. Vous avez écrit une thèse sur les syngnathidés de l’océan Boriyal et vos dernières recherches portaient sur la faune d’une planète d’un lointain système stellaire, la Terre.
– Excellent, commente-t-il avec emphase. Êtes-vous familier de cette planète ?
– Dans les grandes lignes. C’est une planète inhabitée avec une atmosphère peu propice au développement de la vie.
– En effet. Mais cela n’a pas toujours été le cas. De nombreuses créatures ont vécu sur cette planète il y a des millénaires. La vie y était foisonnante, m’explique-t-il d’une voix qui se teinte progressivement d’amertume. Jusqu’à la grande Dévastation. La créature dominante n’a malheureusement pas su contenir ses instincts belliqueux. Son orgueil et sa soif de supériorité l’ont conduite à se condamner elle-même en détruisant son propre monde, au mépris des autres créatures qui le peuplaient. Un monde qu’elle a rendu impropre à toute vie future, en parfaite connaissance de cause.
Je hoche machinalement la tête, comme pour ponctuer les propos du professeur. Cela s’est déjà vu, à diverses époques et dans divers endroits de l’empire galactique. La destruction d’une planète n’est jamais anodine, pardonnable.
– Pourquoi s’intéresser à cette planète en particulier ?
– Ce n’est pas parce qu’une planète est morte que les créatures qui ont évolué à sa surface ont disparu à jamais, proclame-t-il mystérieusement.
Nous sommes arrivés au bout du passage incliné et le Cima m’invite cette fois à le suivre le long d’un couloir voûté, jusqu’à la cabine sur coussin d’air d’un transporteur.
Tandis que nous nous installons sur la banquette qui court le long de la paroi, je reformule ma question.
– Professeur, pourquoi la Terre ? Pourquoi cette planète, et pas une autre ?
Un léger bourdonnement m’indique que la cabine s’est mise en mouvement. Les antennes du Cima s’inclinent légèrement, je le sens pensif, remontant le fil de ses souvenirs.
– Mon père était grand collecteur, il a fait de nombreux voyages dans cette galaxie et sur cette planète. Il nous parlait fréquemment de ses découvertes. Au fil du temps, il a développé un certain attachement pour le monde d’avant la Dévastation, son histoire, sa faune, sa flore. Parmi les données qu’il a collectées pour nos archivistes, se trouvaient des échantillons qui n’ont pas été exploités, qu’il a pu conserver.
Mon instinct journalistique me pousse à le questionner.
– Par exemple ?
– Pour l’essentiel, des données informatiques déjà connues.
Il se redresse sur la banquette et d’un geste inattendu sort par l’encolure de sa toge un petit objet accroché à un long lien qu’il porte autour du cou.
Je m’étonne :
– Je croyais que les Cima ne portaient pas de bijoux ?
– Il ne s’agit pas d’un bijou, sar A’list. Regardez mieux, avec tous vos sens.
J’obtempère sans sourciller. L’objet ne fait pas plus de deux angulam de long et semble composé d’une matière organique froide, comme morte. Pourtant, il irradie d’une aura chaude, décelable uniquement pour des yeux avertis.
Ce n’est effectivement pas un bijou. On dirait…
– Ne me dites pas que c’est un morceau d’une créature terrestre disparue avant la Dévastation ?
Je n’ai pas réussi à atténuer le ton émerveillé de ma voix. Je me racle la gorge, gêné, avant de reprendre plus posément.
– Est-ce légal ?
– Rassurez-vous, vous n’aurez pas à mentir pour moi. Cet objet est référencé dans les archives et j’ai été autorisé à le conserver. Il fait partie de l’héritage laissé par mon père.
Il émet un son qui ressemble à une toux rauque. Il me faut un moment avant de comprendre qu’il rit.
– Je doute qu’aucun membre de la sphère impériale ait pu ne serait-ce qu’imaginer l’usage qu’un histobiologiste tel que moi pourrait en faire.
– Quel usage, professeur ?
– Vous aurez bientôt la réponse à cette question.
Le bourdonnement du transporteur s’interrompt et le Cima se relève, m’invitant à l’imiter. Nous sortons de la cabine pour nous retrouver dans un nouveau couloir au plafond voûté. Quelle est donc la taille du laboratoire du professeur Elugubanti ? J’essaie de me souvenir des plans de la région que j’ai consultés avant de venir, mais ils ne mentionnaient que les installations en surface.
– De ce côté, je vous prie, crisse ce dernier, m’entraînant vers une large porte de couleur sombre qui semble absorber la lumière.
– Un revêtement thermorégulateur ?
Je suis de plus en plus intrigué.
Le professeur se positionne face à une cellule de reconnaissance et prononce une phrase dans un langage que je ne connais pas.
La porte s’ouvre et nous pénétrons dans une sorte de vestiaire. Nous passons sous une douche à rayons désinfectants avant d’enfiler une combinaison assez semblable à celles utilisées par les unités spéciales qui doivent se déplacer dans le vide interstellaire.
Toutes ces précautions ne font qu’attiser ma curiosité pourtant déjà en éveil.
Une fois équipés, le professeur trace un symbole sur l’écran tactile incrusté dans l’épaisseur de la paroi et la dernière porte s’ouvre enfin.

Je suis d’abord frappé par une blancheur aveuglante. Il me faut un moment avant que ma vision ne s’ajuste et que je ne décèle les premiers détails.
De la glace. Un paysage de glace à perte de vue. Au loin, des montagnes recouvertes de glaciers qui se fondent dans un ciel d’un bleu immaculé. Quelques roches noires qui affleurent par endroit et une végétation rare. Une vaste étendue d’eau qui brille sous les rayons d’un soleil froid.
Je prends soudain conscience de la température, du froid qui m’enveloppe malgré la combinaison thermorégulante. Ce n’est pas une illusion, ni une vision holographique.
Je me baisse lentement pour toucher la banquise sous mes pieds. Elle est solide, glacée. Réelle. Je fais un pas hésitant, puis un autre.
Je me tourne vers le professeur, incertain. Même si je ne vois plus ses antennes, dissimulées par la combinaison, je sens qu’il les incline dans un geste de compréhension.
– Allez-y, fait-il doucement.
Je relève lentement ma visière, abaisse la capuche qui enserre mon visage. J’inspire profondément un air qui glace et brûle à la fois mes poumons. Des milliers d’aiguilles semblent transpercer ma peau à nue. De la buée s’échappe de ma bouche comme je respire.
Un frisson parcourt soudain mon corps, je rajuste capuche et visière sur mon visage.
– Où… est-ce… comment…
Je balbutie sans réussir à trouver mes mots.
À cet instant, d’une gerbe d’eau jaillit une énorme créature au pelage aussi immaculé que la blancheur qui nous entoure. D’un mouvement souple, elle se hisse sur la glace et s’ébroue avec une énergie presque comique. Je la regarde, comme hypnotisé.
Un fin museau noir allongé, de petites oreilles rondes, des pattes énormes aux ongles qui accrochent la surface glacée. Un regard intelligent qu’elle pose sur nous avec innocence. Dans sa gueule, une autre créature argentée qui s’agite, beaucoup plus petite.
Je suis subjugué par l’apparition, incapable de détacher mes yeux de cette scène venue d’un autre monde, d’une autre époque. De cette scène qui ne devrait pas exister et qui est pourtant à nouveau bien réelle.
Le souffle coupé, je ne me rends même pas compte que des larmes s’écoulent de mes yeux émerveillés.

 

Ambiance sonore du texte : Superbes images relaxantes, nature sous la neige en hiver par Musique Relaxation – Nature – Zen – Frantz Amathy

Mot de la semaine : ours