Sur l’esplanade qui longeait le front de mer, une foule de tous âges se pressait entre les stands et les manèges. Les musiques des différentes attractions se mélangeaient pour former un joyeux brouhaha dans lequel se fondaient les rires et les conversations. De temps à autre, une sonnerie stridente venait saluer le gros lot décroché au tir à la carabine ou au punching ball.
Au milieu de cette cohue bruyante, une petite silhouette se tenait immobile. Cheveux emmêlés, visage barbouillé, t-shirt rouge et salopette en jean. Il ne devait pas avoir plus de cinq ans et il restait là, sans bouger, sans pleurer. Seul. Les gens passaient à côté de lui sans le voir. Sans vouloir le voir.
Quittant un stand de loterie, des peluches bigarrées dans les bras, un groupe d’adolescents le dépassa en riant, le bousculant au passage. Un animal en tissu tomba par terre et une jeune fille s’arrêta pour le ramasser. Penchée vers le sol, la main tendue vers la peluche, son regard accrocha soudain celui du petit garçon.
Elle interrompit son geste, s’accroupit à sa hauteur.
– Hey, salut toi !
Le petit garçon lui rendit son regard sans répondre. Intriguée, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle.
– T’es tout seul ? Où sont tes parents ?
Aucune réponse. Derrière elle, ses amis interpellaient.
– Cindy, tu fais quoi ? Tu viens ?
– Deux secondes, répondit-elle sans se retourner. Sans quitter l’enfant des yeux.
Pourquoi ne disait-il rien ? Pourquoi ne bougeait-il pas ? Sur une impulsion, elle lui tendit le tigre en peluche qu’elle venait de ramasser.
– Tiens, tu le veux ?
– …
– Il est moche, mais il est tout doux, insista-t-elle.
– Je n’ai pas le droit d’accepter de cadeaux des inconnus, récita-t-il soudain d’une voix monocorde.
– Ah, tu parles ! fit-elle avec un sourire, soulagée. Ils sont où, tes parents ? Pourquoi t’es tout seul ?
Après une hésitation visible, l’enfant finit par répondre.
– Je sais pas.
– Tu veux que je t’aide à les retrouver ? Ils ressemblent à quoi ?
Dans son dos, ses amis s’étaient rapprochés. Malgré le bruit et le mélange des musiques, elle entendit Kevin murmurer « On va pas s’encombrer d’un gamin… »
Elle se redressa.
– On peut pas le laisser tout seul ici, protesta-t-elle. T’imagines si c’était ton frangin ?
– T’as qu’à le confier à un vigile, suggéra Fatou avec désintérêt. Ils sont là pour ça, non ?
– J’croyais que tu voulais aller faire un tour au train fantôme, rappela Kevin en la regardant avec un sourire aguicheur.
Elle hésita, finit par tendre la main au petit garçon qui n’avait pas bougé.
– Tu viens avec moi ? Je vais t’emmener à un monsieur qui va t’aider à retrouver tes parents.
L’enfant secoua la tête avec dénégation, reculant d’un pas.
– Maman dit que je n’ai pas le droit d’aller avec des inconnus, récita-t-il à nouveau.
Soupir de contrariété de Kevin et des autres.
– On n’est plus des inconnus maintenant, fit-elle avec patience. Moi c’est Cindy. Et toi ?
Mais le petit garçon recula d’un autre pas. Sans répondre, le regard méfiant.
– Tu veux pas que je t’aide ? s’étonna la jeune fille.
L’enfant fit non de la tête.
– Mais qui va t’aider, alors ? s’agaça-t-elle. Il y a que des inconnus ici.
– Laisse tomber, s’interposa Fatou, la main sur son bras. Si ça se trouve il est même pas perdu. Allez viens, on y va !
Indécise, la jeune fille fit une dernière tentative.
– Regarde autour de toi, il y a quelqu’un qui n’est pas un inconnu ? Quelqu’un avec qui tu veux bien aller ?
Lentement, l’enfant regarda à droite, à gauche. Entre les jambes des visiteurs de la fête foraine. Entre les poussettes et les chiens tenus en laisse. Pointa soudain une direction de son petit doigt sale.
Le groupe d’adolescents se retourna. S’étonna.
Renonçant à faire bouger le petit garçon, Cindy s’avança vers le stand. Vers le forain à la carrure de catcheur, crâne rasé, tatouages et barbe, qui arborait un t-shirt rose orné d’un Sweet love pailleté.
– Salut ! Vous connaissez le gamin dans l’allée ? demanda-t-elle avec défiance. Celui avec la salopette et le t-shirt rouge…
L’homme tourna la tête vers l’enfant qui le dévisageait, immobile au milieu de l’allée pleine de monde.
– Jamais vu, répondit-il d’une voix rauque. Indifférente.
Puis il enchaîna.
– Vous voulez des barbes à papa ? On a plusieurs parfums, classique, vanille, fraise, tropical bleu…
– Non merci, l’interrompit vivement la jeune fille. Écoutez, le gamin là, il est tout seul, il a l’air perdu. Je sais pas où sont ses parents et il veut pas venir avec nous voir un vigile.
– Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?
Sans tenir compte de la remarque, la jeune fille poursuivit.
– Il répète juste qu’il a pas le droit d’aller avec des inconnus, mais il veut bien venir avec vous. Vous allez vous occuper de lui, hein ?
– Quoi ? Moi ? Mais j’le connais pas, moi, ce môme !
– Merci m’sieur, ajouta-t-elle encore avant de rejoindre ses amis.
Un dernier au revoir de la main en direction de l’enfant et elle disparut au milieu de la foule.
– Hey, attendez ! J’ai du boulot, j’peux pas… Et puis, j’aime pas les gosses, finit-il pour lui-même.
Un instant décontenancé, le forain haussa les épaules avant de retourner à ses occupations interrompues, se penchant derrière le comptoir pour ranger les colorants alimentaires.
Lorsqu’il se releva, son regard se porta machinalement sur l’allée, sur le gamin qui n’avait pas bougé et continuait de le fixer de ses yeux immenses.
– Et merde, ragea-t-il avec agacement.
De la main, il fit signe à l’enfant de le rejoindre. En vain. À présent contrarié et vaguement inquiet, il contourna le stand de barbe à papa et s’approcha du milieu de l’allée.
– Tu peux pas venir quand on t’appelle ? interpella-t-il le gamin de sa voix bourrue.
Et devant son silence, il ajouta :
– Et répondre aussi quand on te parle ? Sale gosse, va !
Devant le mutisme du petit garçon, il finit par l’attraper dans ses bras et le porter jusqu’au stand, l’asseyant sans grande douceur sur un tabouret haut. Déconcerté par le comportement inhabituel de ce môme, il se gratta la tête, cherchant l’inspiration.
– Écoute gamin, j’peux pas m’occuper de toi pour le moment, mais si un des gars de la sécurité passe par là, j’lui parle de toi. En attendant, tu veux une barbe à papa ?
Un sourire vint illuminer le visage de l’enfant, qui désigna du doigt le sucre bleu posé sur le comptoir.
– Ça marche, le mioche !

C’est l’un des agents d’entretien de la ville qui découvrit son corps, le lendemain matin.
Armé d’une poubelle et d’une longue pince, il ramassait les papiers gras et les canettes qui jonchaient les allées à présent désertes de la fête foraine. Étonné de voir les néons du stand de barbe à papa encore allumés alors que tout le reste était éteint, il s’approcha, contourna le stand. Le bruit métallique que fit la pince lorsqu’elle tomba sur le sol lui parut assourdissant dans le silence matinal.
Retenant son envie de vomir, il attrapa le téléphone portable rangé dans la poche de sa combinaison.
– Chef, on a un problème, annonça-t-il sans plus de cérémonie lorsque son interlocuteur décrocha. Il y a un homme mort dans le stand de barbe à papa de l’allée C.
– Mort ? T’es sûr que c’est pas plutôt un mec en train de cuver sa bière ?
– Non chef, il y a une mare de sang à côté de lui. Et un couteau.
L’agent d’entretien déglutit laborieusement.
– Et il a… il a la gorge tranchée.
À l’autre bout du fil, le chef lâcha une suite de jurons.
– Il faut appeler la police, tout de suite, ordonna-t-il. C’est un des forains ?
– Je sais pas… Chef, vous devriez venir.
– Pourquoi ?
L’agent d’entretien hésita, les doigts crispés autour du téléphone.
– Il y a aussi un gamin dans le stand. Il a l’air de dormir, je le vois respirer… mais il a… C’est lui qui tient le couteau.

 

Ambiance sonore du texte : Musique fête foraine 2020 par Mtz Ea