La nuit était tombée sur l’étang aux nénuphars.
Tel un ballet endormi, les larges feuilles arrondies s’étalaient à la surface de l’eau, immobiles. Ça et là, un éclat d’un rose délicat ou d’un blanc pur laissait deviner la présence d’une fleur juste éclose. Tout autour du bassin, les tiges vert sombre des roseaux et les épis bleu-violet de la pontédérie offraient un écrin protégé aux regards. Un peu en retrait de la berge, les branches d’un saule pleureur frôlaient les herbes folles. Un pont de bois à l’arabesque parfaite enjambait l’étendue d’eau, ses couleurs se fondant dans le clair-obscur.
La scène était paisible, calme. Silencieuse. Presque trop. Aucune libellule ne voletait gracieusement au-dessus de l’étang, aucun oiseau ne gazouillait gaiement dans les branches, aucun insecte patineur ne glissait délicatement sur l’eau, aucun souffle de vent ne venait agiter les feuilles.
Une beauté froide se dégageait des lieux, par petites touches. Le relief prononcé d’un branchage, le reflet de la lumière sur un pétale, l’ombre à peine perceptible du petit pont sur les plantes aquatiques.

Seul un expert aurait pu affirmer qu’il ne s’agissait pas d’une toile originale de Monet. Ce n’était pas mon cas.
Le tableau était accroché au-dessus d’un meuble bas en noyer paré de cuir sur lequel était posé un étui à cigares finement sculpté. Derrière les portes closes des placards, se dissimulaient des dossiers suspendus soigneusement étiquetés. Devant le meuble bas, faisant face à la large baie vitrée qui dominait les lumières de la ville, trônait un bureau d’angle assorti et son large fauteuil directorial. Un sous-main en cuir parfaitement disposé, une lampe qui aurait pu passer pour une sculpture moderne, aucun ornement inutile ne venait perturber la sobriété de l’espace de travail.
Un peu à l’écart, dans un angle de la pièce, deux confortables fauteuils en cuir encadraient une table basse, créant un espace plus intime dans ce lieu à l’irréprochable professionnalisme. Un lieu parfait pour les discussions confidentielles se terminant sur une solide poignée de main et la signature d’un chèque de plusieurs centaines de milliers de dollars.
Cela aurait pu aussi bien être le bureau du président directeur général d’une grosse compagnie industrielle que celui du partenaire principal d’un cabinet d’avocats réputé. Aucun indice sur l’identité ou la personnalité de l’occupant des lieux ne transparaissait. À l’exception de cette reproduction de Monet.

Mon regard revenait sans cesse sur le tableau, sur ce paysage aquatique nocturne qui se détachait sur le blanc crème du mur, tel une fenêtre illusoire sur un autre monde, loin des responsabilités écrasantes et des négociations périlleuses d’un haut dirigeant.
Peut-être était-ce simplement un signe extérieur de richesse, de réussite sociale. Pour moi il était le symbole du mensonge. Des mensonges de l’homme qui avait régné en ces lieux plusieurs décennies durant, qui avait piétiné, détruit, ruiné des vies au nom de fausses valeurs, froidement, implacablement.
Sur le parquet aux lattes claires impeccablement cirées, le filet rouge sombre s’écoulait lentement comme la vie quittait le corps allongé sur le sol, inexorablement.
Sans manifester la moindre émotion, je déposai le poignard à la lame ensanglantée à proximité de la blessure béante et m’assis dans l’un des somptueux fauteuils en cuir, croisant les jambes dans un geste naturel. Attendant avec sérénité la découverte de mon crime.

 

Ambiance sonore du texte : Impressionnism: Ravel & Debussy – Classical Piano Music par Halidon Music