Assis face au miroir à la dorure écaillée, Paul se prépare à entrer sur scène pour la première fois. Il respire profondément, tente d’oublier l’angoisse qui lui serre le ventre. Le fameux trac de l’artiste.
Sur le fauteuil en velours vert céladon, son jean et son T-shirt paraissent déplacés. D’une main, il lisse le revers doré de son costume à carreaux. Le pli du pantalon tombe parfaitement. Pour la troisième ou quatrième fois, il vérifie le laçage de ses chaussures. Inspecte son reflet, rectifie la position de son nœud papillon. Chasse une poussière imaginaire sur le couvre-chef posé devant lui.
Des coups sont soudain frappés à la porte de la loge.
– Ça va être à toi ! crie une voix masculine.
Il se lève. Sa tête frôle le plafond. La chaise qu’il vient de repousser vivement heurte la paroi dans un bruit sourd auquel son cœur fait écho. Sa respiration s’affole, il s’oblige à inspirer lentement et à souffler au loin son stress.
Sans plus réfléchir, il se précipite hors de la pièce. Rate une marche et manque de tomber. Se rattrape de justesse, frôlement de sa main sur le mur. Il se redresse, commence à marcher vers la musique et les lumières.
Une tâche colorée sur le blanc immaculé de son gant attire son regard, des éclats de peinture tombés du mur. Il les chasse d’un geste nerveux, s’aperçoit que la main qui devrait tenir le chapeau est vide. Retenant une exclamation de dépit, il fait demi-tour, récupère l’accessoire sur la coiffeuse face au miroir et en couvre ses cheveux bouclés.
Cette fois, il sort posément de la loge et négocie avec brio les marches traîtresses. Son pas est serein tandis qu’il avance dans le couloir chichement éclairé. Concentré, il repasse dans sa tête son texte et ses gestes. Il est prêt, il le sait.

Debout derrière le rideau, il attend que le numéro précédent se termine. Decrescendo de la musique, les applaudissements du public éclatent, résonnant dans tout son corps. Il ne remarque même pas le couple en justaucorps pailletés qui rejoint l’obscurité des coulisses, le frôle avec insouciance avant de disparaître au détour du couloir.
Son attention se focalise sur la musique. Il guette le signal de son entrée en scène. Une éternité de quelques secondes avant que les notes de mandoline ne se fassent entendre. C’est à lui. Maintenant.
D’un geste instinctif, il écarte le rideau, abandonne l’obscurité pour les projecteurs. La musique le guide. Ébloui, il s’avance sans voir le public dans les gradins, sans voir l’homme en noir derrière le micro. Sans voir le bout de sa chaussure qui accroche le revers de son pantalon à carreaux.
Déséquilibré, ses bras battent dans l’air comme s’il voulait s’envoler. Dans un ralenti qui se prolonge indéfiniment, son corps décrit un arc de cercle presque parfait avant de s’étaler sur le sol. Son chapeau roule doucement vers le centre de la scène.
Un rire, puis deux. Contagieux. L’hilarité des spectateurs explose, couvrant les notes de musique.
« Tu es tellement maladroit ! Mon pauvre garçon, tu n’arriveras jamais à rien si tu ne fais pas plus attention… » La voix de sa mère rejaillie de son enfance. Aussi blessante qu’il y a trente ans. Il a à nouveau sept ans, traîné de cours de théâtre en leçons de tai chi. Toutes ces années à surveiller le moindre de ses mouvements, à tenter d’anticiper les catastrophes. Tout ça pour en arriver là.

Lentement, il se redresse. Les yeux rivés sur le bleu étoilé de la piste de spectacle. D’un mouvement qui se veut naturel, il rajuste son costume, fait quelques pas hésitants pour ramasser son chapeau et le pose de travers sur ses cheveux.
– Mesdames et messieurs, vos applaudissements pour Paolito qui vient de rejoindre notre troupe ! exhorte monsieur Loyal depuis l’estrade à côté des musiciens.
Plongeant une main dans la poche de sa veste, il fait mine de s’essuyer le front avec un mouchoir qui n’en finit pas de sortir. Au premier rang du public, une petite fille éclate de rire.
D’une autre poche, il sort cette fois un mouchoir rayé de taille standard et le porte à son nez rouge pour se moucher dans un bruit de trompette, projetant un nuage de paillettes sur les spectateurs ravis.
D’autres clowns entrent alors en piste, les bras chargé d’objets hétéroclites. Ils le rejoignent et, au rythme entraînant de la musique, débutent un numéro qui fait s’esclaffer petits et grands.
Sous son maquillage, Paul le maladroit trébuche avec bonne humeur, renverse seaux d’eau et tabourets. Heureux.

Ambiance sonore du texte : 1 heure de musique par Mon Monde à Moi est Magenta