Ils sont trois.
Un grand brun, cheveux ondulés attachés sur la nuque et visage avenant. T-shirt bleu passé avec des inscriptions plus sombres sur le devant, un jean gris râpé par endroits.
Presque aussi grand mais moins svelte, un autre brun. Cheveux coupés courts, des lunettes à fine monture. T-shirt blanc sans manche sur un bermuda noir, un gobelet en plastique à la main.
Le dernier est de taille moyenne. Châtain, soigneusement mal rasé, souriant. T-shirt rouge avec un petit cheval cabré noir et pantacourt de toile écrue.
Ils bavardent dans la bonne humeur, négligemment appuyés contre la table improvisée et les cartons. La matinée et le début d’après-midi ont été calmes, pas une visite depuis le déjeuner.
Alors qu’ils discutent de l’éventualité d’aller se réapprovisionner en sodas frais, un homme d’un certain âge s’approche d’eux, regarde distraitement les photos de voitures de course qui décorent le stand, avant de s’éloigner vers leur voisin dont la table s’orne d’un ballon de cuir ovale.
– Encore un amateur de rugby, grommelle Florian.
– Il n’y a pas foule chez les fans de Formule 1, approuve Yann. J’espérais un peu mieux que les trois curieux de ce matin qui voulaient juste un t-shirt Ferrari.
– La journée n’est pas finie.
– Mouais… Si ça se trouve, ils sont tous à la plage, à profiter du beau temps au lieu de s’enfermer dans cette salle bruyante et étouffante !
– La clim’ ne devrait pas être réparée, maintenant ? Ils ont dit quoi à la maintenance ?
– C’est Guillaume qui leur a parlé, fait Yann, attendant une réponse de son ami.
Mais le jeune homme semble perdu dans de profondes pensées, les yeux rivés sur les rares personnes qui passent dans l’allée.
– Hey, Guillaume ! l’interpelle Yann, haussant la voix.
– Hmm ? marmonne ce dernier sans se retourner.
– Tu fais quoi, là ?
Remontant ses lunettes qui ne cessent de glisser, Guillaume ignore la question de ses amis.
– Cette fille, remarque-t-il d’un air concentré. C’est au moins la dixième fois qu’elle passe devant le stand depuis le début de l’après-midi.
– Quelle fille ?
– La brune là-bas, sur la gauche.
Les deux garçons regardent dans la direction qu’il leur indique, mais la silhouette féminine a déjà disparu à un angle de l’allée. Florian hausse négligemment les épaules.
– C’est sans doute une exposante, comme nous.
– Je ne crois pas, non. Elle n’a pas de badge. À chaque passage, elle ralentit quand elle arrive à notre stand et elle jette un coup d’œil en coin comme si elle hésitait à nous approcher.
– Elle est mignonne, au moins ? le taquine Yann avec un sourire.
– Je n’ai pas fait attention, son comportement m’intrigue.
Amusés, Yann et Florian échangent un regard et commencent à échafauder des hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres expliquant le comportement étrange de cette fille. Un rendez-vous manqué, un attrait pour les stands désertés, la quête désespérée d’une kleptomane, une amnésie partielle, allez savoir !
Guillaume ne peut s’empêcher de rire.
Puis, une dizaine de minutes plus tard…
– Regardez, la revoilà !
– Où ça ?
– À côté du stand des héros de la glisse, la fille avec la jupe grise et le débardeur rose.
– La petite brune ? Celle qui fait des efforts pour ne pas regarder dans notre direction ?
– Oui, soupire Guillaume. Vous êtes encore moins discrets qu’elle !
S’accoudant à la table, Florian se penche comme pour attraper un papier.
– Elle est plutôt jolie.
– Elle s’approche. Regardez ailleurs, vite ! souffle Yann.
Faisant mine de fouiller dans un carton, il la regarde passer discrètement tandis que ses amis font de même, le premier lançant négligemment son gobelet en plastique dans la poubelle et le second regroupant les quelques papiers éparpillés sur la table.
Elle a l’air d’une fille normale avec sa tresse brune qui se balance dans son dos à chacun de ses pas. Mais Guillaume a raison, elle fait visiblement des efforts pour ne pas regarder trop ostensiblement dans leur direction. Pourquoi ne vient-elle pas leur parler s’ils sont la raison de sa présence ici ?
Sous leurs regards plus ou moins discrets, la jeune femme avance lentement, s’arrête presque devant le stand avant de s’éloigner précipitamment et disparaître une fois de plus à l’angle de l’allée.
– Curieux, commente Yann avec un laconisme qui lui ressemble peu.
– Attendez-moi ici, j’ai une idée ! s’écrie soudain Florian, se redressant avec un sourire en coin.
Et sans attendre, il quitte le stand dans la direction opposée.
Agacée par son comportement puéril, Nora avance d’un bon pas dans l’allée parallèle à leur stand. Elle ne va tout de même pas passer l’après-midi à arpenter le salon en les observant de loin ! À quoi bon avoir fait le déplacement, dans ce cas ?
Machinalement, ses pas la ramènent à quelques mètres d’eux. Une fois de plus, elle ralentit et s’arrête dans l’angle formé par deux stands, en partie dissimulée par une planche de surf appuyée contre une table.
Ils ne sont plus que deux, le grand brun a disparu. Fronçant les sourcils, elle se mordille inconsciemment la lèvre. Ils vont finir par se rendre compte de son manège.
Pourquoi n’ose-t-elle pas ? À l’idée de les aborder, sa gorge s’assèche et ses mains deviennent moites. Il y a trop de monde autour d’elle, la majeure partie de son énergie se concentre pour maîtriser la panique familière. Elle retient un soupir de contrariété.
Intérieurement, elle égrène un chapelet d’invectives peu aimables. Hors de question qu’elle reparte sans leur avoir parler ! Cette fois, elle va y aller.
Elle tente de calmer sa respiration quand une voix grave chuchote soudain à son oreille, la faisant sursauter.
– Vous savez, on ne mord pas.
Un cri assourdi lui échappe. Cette voix, elle la connaît.
Elle se retourne lentement et, sans surprise, se retrouve face au grand brun. Dans une main, il tient un sac en papier et il la regarde avec un sourire en coin.
– Salut, moi c’est Flo, ajoute-t-il en tendant sa main vide.
Sans réfléchir, elle lui serre la main.
– Euh… oui… je sais… balbutie-t-elle.
Son cerveau semble comme anesthésié.
– Donc, c’est bien nous que tu observes depuis tout à l’heure ? remarque-t-il en passant spontanément au tutoiement.
Gênée, Nora ne peut rien contre la rougeur qui envahit ses joues. Contrairement à ce qu’elle espérait, son comportement n’est pas passé inaperçu. Elle ne sait pas quoi dire, se contente d’acquiescer d’un signe de tête.
– Fan de F1 et du podcast ? questionne à nouveau Flo.
– Oui pour les deux, souffle-t-elle.
– Faut pas hésiter à venir nous voir, alors ! On n’attend que ça, rencontrer nos auditeurs.
Nora sourit. Comme s’il y avait une autre raison à sa présence au salon !
– Tu as peut-être envie de te promener un peu dans les allées, de voir ce que les autres podcasts proposent ? suggère malicieusement Flo
Le sourire de Nora s’élargit, elle retrouve sa voix.
– Non, il n’y en a qu’un qui m’intéresse.
– C’est ce qu’on a cru remarquer, fait Flo avec humour. Tu m’accompagnes ?
Et, devant l’hésitation de la jeune femme, il ajoute :
– Promis on ne mord pas… pas trop.
Le rire de Nora résonne comme des clochettes. La glace est brisée.
– Regardez sur qui je suis tombé, annonce Flo en arrivant au stand.
Les deux garçons tournent la tête dans un même mouvement, découvrant la jeune femme qui accompagne leur ami. Les yeux du châtain s’écarquillent, le visage du brun se fend d’un grand sourire chaleureux.
– Je vous présente une fan du podcast… Au fait, tu ne m’as pas dit ton nom, ajoute le jeune homme en se tournant vers elle.
– Nora, fait-elle en ignorant la boule de stress dans son ventre. Salut !
– Salut Nora, moi c’est Guillaume, se présente le brun en remontant ses lunettes d’un geste machinal. On se demandait combien de fois tu allais passer devant le stand avant de t’y arrêter.
Un rire nerveux s’étrangle dans la gorge de Nora tandis que ses jouent rosissent doucement.
– Et lui c’est Yann, poursuit Flo en désignant le châtain qui s’avance lentement.
– Nora… réfléchit ce dernier. La même Nora qui poste parfois sur le site et ne dit jamais un mot sur le tchat pendant les enregistrements ?
– C’est moi, répond-elle simplement, ignorant la chaleur qui s’accentue sur ses joues.
Yann lui tend la main. Elle la serre, étonnée du plaisir qu’elle ressent à l’idée qu’il fasse si vite le lien entre elle et son pseudo. Ses joues sont du même rouge que le t-shirt du jeune homme lorsqu’elle réalise qu’il prolonge le contact un peu plus que nécessaire.
– Vous voulez boire quelque chose de frais ? propose Flo, qui passe de l’autre côté de la table et sort des canettes de sodas du sac en papier qu’il a toujours à la main.
– Ça ne pouvait pas mieux tomber ! s’exclame Guillaume. Je suis en train de fondre avec cette chaleur. Tu préfères un Coca ou un jus de fruit, Nora ?
– Oh… euh… je ne veux pas déranger.
Guillaume éclate de rire.
– Déranger quoi ? demande-t-il avec humour en désignant le stand désert.
– Allez viens, approuve Flo. Tu ne vas pas rester debout dans l’allée alors qu’on meurt tous d’envie de te cuisiner sur les raisons qui font qu’une fille aime la F1 !
– Je ne suis pas la seule, proteste-elle en contournant à son tour la table.
– Non, mais vous êtes des créatures à part, pour nous autre ! Entre des extraterrestres venues d’une autre planète et la petite amie idéale, remarque Guillaume avec humour.
Nora rit à cette comparaison.
– Je t’en prie, assieds-toi, fait Yann en lui avançant un tabouret haut.
« Ils sont gentils, tous les trois », songe la jeune femme, acceptant un jus d’orange avant de s’asseoir. « J’étais bête de m’en faire une montagne. »
– Alors, depuis combien de temps tu connais le podcast ? interroge Guillaume, le premier à laisser libre cours à sa curiosité.
– Depuis quelques années, vous n’étiez encore que tous les deux à l’époque, explique Nora en jetant un coup d’œil vers Yann, à nouveau adossé dans le fond du stand. Je n’étais pas d’accord avec l’interprétation d’un incident de course entre deux pilotes et je cherchais des articles qui en parlaient sur internet. Je suis tombée sur le site de l’émission, je ne connaissais même pas le principe du podcast à l’époque. J’ai écouté et… et voilà.
– Et tu as été séduite par notre brillant esprit d’analyse !
Un rire de la jeune femme.
– Par votre humour, plutôt ! Les journalistes de F1 sont tous tellement sérieux. Vous, vous ne vous prenez pas au sérieux et pourtant, vous débattez réellement des péripéties de la course.
– Tu n’as pas été rebutée par les monologues de Yann ? demande à son tour Flo, taquin.
– Non, j’aime bien. Je n’ai jamais l’occasion de discuter des grands prix ou de l’actu de la F1, c’est vraiment sympa de vous écouter. Je me sens moins seule dans mon coin.
– C’est souvent un truc qui revient parmi les auditeurs, remarque Yann. C’est d’ailleurs ce qui nous a donné l’envie de lancer le podcast, parler de notre passion et trouver des personnes avec qui la partager. Mais toi, comment tu en es venue à aimer la F1 ?
– Mon grand-père était fan, c’est lui qui m’a initiée.
Elle pourrait donner des détails mais ne s’attarde pas. Le sujet est personnel.
– Qu’est-ce qui te plaît dans les courses ? insiste Guillaume, curieux. C’est quoi le point de vue d’une femme sur la F1 ?
Cherchant ses mots, Nora hausse négligemment les épaules.
– J’aime la même chose que vous… L’excitation et la maîtrise face au danger, à la vitesse… le mélange étonnant d’un sport d’équipe et de l’égo des pilotes… la complexité technique aussi… C’est difficile à résumer en quelques mots. Je ne crois pas que je vois les choses différemment parce que je suis une femme… à part que je suis sans doute plus sensible au charme des pilotes que vous !
Le rire des garçons salue sa remarque.
– C’est vrai que physiquement, je préfère les copines des pilotes, approuve Guillaume en riant.
– Et tu as un favori ? Pilote ou équipe, précise Flo.
– J’en ai eu, mais ça varie souvent en fonction des saisons, des courses.
– Tu es là à chaque enregistrement en direct, remarque à nouveau Yann, pourtant tu ne participes jamais. Pourquoi ?
Un peu gênée par cette question directe, Nora se tortille sur le tabouret, changeant de position.
– Je n’aime pas beaucoup les discussions de groupe, ça part souvent dans tous les sens sur le tchat, avec plusieurs sujets en parallèle. C’est difficile de s’y retrouver. Je préfère vous écouter et juste garder un œil sur les commentaires.
– C’est vrai que des fois c’est chaud pour suivre.
– Je ne sais pas comment vous faites pour ne pas perdre le fil de l’émission, avec d’un côté le débat sur la course ou l’actu et de l’autre les questions sur le tchat.
– Si tu savais, des fois on discute entre nous sur Skype en même temps, révèle Flo avec un sourire amusé.
– Surtout quand Yann commence à chanter les louanges de Ferrari, en général il y en a pour un moment !
Éclat de rire général.
– Et sinon, qu’est-ce que tu as pensé de la dernière course ? demande encore Guillaume. Et de la première moitié du championnat ?
Vaste sujet !
Remontant les jambes, Nora pose les pieds sur la barre du tabouret et, le menton appuyé dans les mains et les coudes sur les genoux, revisite le début de saison en compagnie des garçons. Nervosité, timidité, tout est oublié.