Allongée sur le canapé, la joue dans le creux de ses bras repliés, Nora attend. Une mèche brune glisse sur son visage, vient lui chatouiller les lèvres. Machinalement, elle souffle dessus pour la repousser.
Ses yeux ne quittent pas l’écran de l’ordinateur posé sur la table basse. Comme d’habitude, ils ont du retard. Un énième problème technique. À moins que l’un d’entre eux ne soit simplement en retard. C’est si fréquent.
Sur le tchat, les habitués impatients se taquinent, anticipant le débat. Nora sourit lorsque le message de l’un des animateurs s’affiche. Bonsoir tout le monde ! Désolé pour le retard, souci de connexion. On va bientôt commencer.
Fermant les yeux, Nora s’étire langoureusement sur le canapé. Cette soirée est son petit plaisir personnel. Curieux comme elle se sent toujours fébrile dans les dernières minutes d’attente.
Le générique de l’émission retentit soudain, brisant le silence. Des accords de guitare auxquels se mêle le grondement des moteurs.
Comme mue par un ressort, Nora se redresse, un frisson d’excitation parcourant son corps. Elle tend la main et pose l’ordinateur sur ses genoux, se rapprochant de l’écran. Se rapprochant d’eux à travers l’écran.
Les dernières notes de musique vibrent dans les haut-parleurs et la voix de l’un des animateurs prend le relais.
« Bonsoir à tous et bienvenue pour cette nouvelle émission qui va revenir sur le grand prix d’Allemagne qui a eu lieu ce week-end sur le circuit du Nürburgring. Pour m’accompagner ce soir, mon complice depuis plusieurs années, qui a promis de ne pas chanter l’hymne allemand en l’honneur de la victoire de… »
Un éclat de rire se mêle à la voix de l’animateur. Un sourire ravi étire les lèvres de Nora. « Génial, il est là », songe-t-elle.
Ils sont sept dans l’équipe. Six garçons et une fille, tous entre vingt-cinq et trente-cinq ans. Des passionnés qui se relaient une fois par semaine pour décortiquer avec humour les courses et l’actualité du monde de la Formule 1.
C’est par hasard que Nora a découvert l’émission, au gré de ses recherches sur internet. Tout de suite séduite par le ton décalé qui n’empêche nullement le sérieux des informations, elle est rapidement devenue une auditrice régulière du podcast.
Depuis ses débuts, le concept a un peu évolué. L’équipe de départ – Yann et Guillaume, deux amis de longue date – s’est enrichie de nouveaux venus dispersés aux quatre coins de la France et jusqu’en Belgique. Des auditeurs ont été invités à participer à certaines émissions et, depuis le début de l’année, l’enregistrement se fait en direct avec un tchat interactif qui permet aux internautes de participer aux débats parfois passionnés.
Réservée de nature et peu à l’aise lors des discussions de groupe, aussi bien par écrit via internet qu’à l’oral, Nora se contente généralement d’un petit message pour saluer les autres auditeurs à son arrivée sur le tchat. Par contre, de temps à autre, elle n’hésite pas à faire part de ses commentaires à la suite des articles publiés sur le site de l’émission – en tête-à-tête avec son écran, c’est plus facile pour elle.
Au fil des mois et des émissions, elle a appris à connaître chacun des intervenants. Leurs voix d’abord, puis leurs caractères. Le sérieux de Guillaume, surtout dans ses hors-sujets Le rire communicatif et la mauvaise foi irrésistible de Yann. Les calembours et l’ironie de Florian. Les connaissances techniques de Marco et son talent insolite pour la chanson. L’imagination fertile et l’enthousiasme d’Hugo. Les analyses pertinentes de Benjamin saupoudrées d’une pointe d’accent belge. La vision rafraîchissante mais si juste de Jessica.
Des amateurs dans les deux sens du terme, aussi bien par leur statut bénévole que par leur goût, leur attirance pour ce sport. Et à les écouter rire, plaisanter, débattre, se passionner, Nora se sent proche d’eux. Un peu comme des amis qu’elle retrouverait avec plaisir une fois par semaine pour partager leur bonne humeur. Elle a bien conscience que cette familiarité est à sens unique, sa discrétion jouant contre elle, mais lorsque le générique retentit dans le silence de son salon, elle se sent moins seule.
Comme à chaque fois, les deux à trois heures d’enregistrement passent en un clin d’œil, entrecoupées de fous rire. Guillaume en est au moment du rappel de l’adresse internet de leurs partenaires et Nora se réjouit déjà de l’after qui va suivre – lorsque chacun se lâche vraiment.
« – On arrive à la fin de cette émission. Je vous rappelle que vous pouvez nous retrouver sur iTunes, sur Facebook et sur Twitter, avec les liens vers nos comptes personnels directement sur la page d’accueil du site. J’ai tout dit ?
– Non, tu oublies un truc, lui répond Yann.
– Ah oui, tu avais une annonce à faire.
– Ouaip ! fait-il avec bonne humeur. Du huit au onze août prochain, un salon du podcast amateur va se tenir au Futuroscope, près de Poitiers pour ceux qui connaissent. On y sera les quatre jours et…
– Euh, pas tous, hein, l’interrompt Benjamin. Ça fait un peu loin pour moi. Ou alors tu me paies le voyage, Yann !
– Ben tiens, comme si j’en avais les moyens ! Donc on y sera presque tous, et on espère bien que vous viendrez nous voir.
– Et n’hésitez pas à nous apporter du café, des trucs à manger ou des petits cadeaux, intervient à son tour Marco. On n’est pas difficiles.
– Parle pour toi ! »
Marco éclate de rire tandis que Guillaume reprend le fil de la fin de l’émission.
Sur le canapé, Nora se fige, son cerveau réfléchissant à toute vitesse. Poitiers n’est qu’à une cinquantaine de kilomètres de chez elle. Peut-être pourrait-elle…
Non, jamais elle n’osera !
Pourtant, l’idée de mettre un visage sur ces voix qu’elle connait si bien la tente étrangement. Les rencontrer en vrai, discuter avec eux peut-être. Elle frémit d’anticipation. Se rendre au salon ne lui poserait pas de problème, elle a l’habitude de parcourir du chemin au volant de sa petite Fiat. Mais les aborder… c’est une autre histoire.
Elle a un mois pour se décider, se motiver ou freiner son imagination galopante, au choix.
Le générique de l’émission retentit à nouveau. Zut, elle a raté la fin de l’enregistrement du podcast.
Repoussant les idées folles qui tourbillonnent dans sa tête, elle se réinstalle confortablement sur le canapé, posant l’ordinateur à côté d’elle pour écouter l’after. Un miaulement la tire de sa rêverie, la ramenant à la réalité. Elle sourit comme Shadow, son chat noir aux yeux si verts, son chat de sorcière comme elle aime l’appeler, grimpe sur ses genoux pour s’y blottir en ronronnant.
La soirée ne fait que commencer.