« Jamais je n’aurais imaginé que je finirais mes jours ici…
Ici, sur cette île paradisiaque à la végétation luxuriante dont nous avions rêvé toute notre vie, Hal et moi.
Je devrais être heureuse, assise sur la terrasse qui fait face à la mer, les oreilles bercées par le murmure lointain des vagues, par le chant des oiseaux, le visage caressé par une douce brise marine.
Pourtant il n’en est rien. Rien ne s’est passé comme prévu.

Je me souviens comme si c’était hier de la cérémonie de notre mariage, par une froide journée d’hiver il y a plus soixante-dix ans de ça. Je frissonnais dans la fragile robe blanche confectionnée par ma tante et Hal portait cet horrible costume que son frère avait tenu à lui offrir. Pourtant ce jour est resté l’un des plus heureux de ma vie. C’était un début, notre début.
Notre vie de jeunes mariés a commencé dans ce minuscule appartement de la rue Vieille, près de la cathédrale. Hal terminait ses études d’ingénieur et j’aidais mes parents dans leur magasin de maraîchers.
Les années ont passé, Hal a obtenu un travail dans une autre ville, puis une autre encore, plus lointaine. La chambre d’enfant est restée désespérément vide, nous nous sommes fait une raison.
Les temps étaient durs. Pour nous évader, nous rêvions devant les émissions de voyage que diffusait notre poste de télévision, le nom de ces destinations exotiques résonnant comme des mots magiques. « Un jour, je t’emmènerai sur une de ces plages de sable blanc. On admirera le coucher de soleil, blottis l’un contre l’autre, comme des amoureux éternels », me répétait souvent Hal.
On y a cru longtemps, c’était notre rêve, l’espoir qui nous faisait supporter toutes les misères de la vie… Le chômage, la maladie, le deuil aussi parfois.
Quand Hal a pris sa retraite, poussé vers la sortie par de jeunes diplômés aux dents longues qui méprisaient ses trente années d’ancienneté dans l’entreprise, il s’est soudain rebellé contre cette vie que nous subissions depuis si longtemps. L’inaction forcée, le gris des immeubles, la dépression qui menaçait. Nous avons passé toute une soirée à discuter, à échafauder un projet merveilleux.
Notre choix s’est porté sur cette île tropicale au nom évocateur de couchers de soleil éblouissants. Quelle importance si nous ne connaissions personne sur place ? Quelle importance les remarques perfides de certains « amis » envieux ? Nous n’avions rien à perdre et nous avions mérité notre petit coin de paradis pour y couler une vieillesse paisible et hâlée.
Après plusieurs mois de préparation, nous avons signé l’acte de vente de notre appartement de banlieue, emballé les quelques affaires personnelles que nous souhaitions emporter – mes livres, le matériel de pêche de Hal – et dit adieu à la grisaille.
Pour la première fois de ma vie, j’ai pris l’avion. À soixante-treize ans ! Il n’est jamais trop tard, paraît-il.
La maison qui nous attendait sur l’île était telle que nous l’avions toujours rêvée : colorée, chaleureuse, intime, pourvue d’une terrasse qui surplombait l’océan, perdue au milieu d’une végétation de palmiers. La concrétisation de tous nos espoirs. Nous nous sommes installés et c’était comme si nous avions rajeuni de cinquante ans, comme si nous étions à nouveau ces jeunes mariés heureux et confiants.
Hal souriait sans cesse, il parlait d’explorer l’île, de découvrir la faune et la flore tropicales, de goûter la cuisine locale, de nous faire de nouveaux amis, de profiter des bienfaits de la nature qui s’offraient à nous.
Il n’en a pas eu le temps.
Deux jours après notre arrivée sur l’île, il a été terrassé par un accident cérébral, une veine dans son cerveau qui a cédé alors qu’il descendait vers la mer pour sa première sortie de pêche. La maison est isolée, loin des chemins fréquentés, comme nous l’avions désiré, et il est resté allongé sur le sol, agonisant sous ce soleil qui ne le réchauffait plus.
C’est en ne le voyant pas revenir à la nuit tombée que j’ai commencé à m’inquiéter. J’avais passé toute la journée à nettoyer, ranger, lire sur la terrasse, cuisiner un dîner aux chandelles. Je l’attendais et il ne rentrait pas. J’ai pris le chemin qui descendait vers la mer, espérant à moitié l’apercevoir sur la plage, sa canne à la main.
Lorsque je l’ai trouvé, allongé sous un palmier, j’ai cru qu’il s’était endormi, que la chaleur l’avait poussé à chercher un peu de fraîcheur à l’ombre et qu’il s’était endormi…
Mais malgré la chaleur, sa main était glacée. Et j’ai compris.
Je suis remontée à la maison et j’ai appelé les secours, réflexe dérisoire alors que je savais que rien ne pourrait jamais le ramener. Rien ne s’était passé comme prévu.

Plus de vingt années se sont écoulées depuis ce jour.
Vingt années passées à lutter chaque jour pour ne pas me laisser anéantir par cette absence, par cette fatalité qui l’a empêché de profiter de ce qu’il avait mérité… qui nous a empêchés d’être heureux ici, dans ce coin de paradis dont nous avions tant rêvé. Heureux ensemble.
Alors depuis vingt ans je tente de survivre, au quotidien, laborieusement. Dans ce paradis qui est devenu mon enfer. Dans l’attente de… je ne sais quoi.
Et la vie, qui ne m’a déjà pas épargnée en m’envoyant ce manque de celui qui était ma moitié, a continué de paver mon chemin de moments douloureux.
Qu’ai-je fait pour mériter ça ? Ai-je perpétré des actes criminels dans une vie antérieure ? Si nous payons tous un jour pour nos péchés, quelles sont les fautes graves que j’ai commises ?
Je n’ai plus rien à espérer. Je vis au jour le jour, sans rien attendre, sans rien demander. Je cherche la paix dans mes lectures, dans la beauté qui m’entoure, mais même cet apaisement est teinté de regrets quand je contemple la place vide à mes côtés.
J’ai passé beaucoup de temps au cimetière, sur la tombe de Hal. Qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il fasse une chaleur torride. C’est le lieu qui m’est le plus familier sur l’île. Un soir, j’ai même cru y apercevoir un fantôme aux traits tant aimés. J’ai rêvé qu’il venait vers moi, qu’il me serrait dans ses bras, qu’il m’embrassait comme autrefois, qu’il me confiait combien je lui manquais. Ce n’était qu’un rêve.
Aujourd’hui je suis prête.
J’ai fait la paix avec mon passé et mon seul avenir se résume à attendre la venue de la Faucheuse. Elle viendra bientôt, je le sens. Je n’ai pas peur, je sais qu’au bout du chemin, Hal sera là pour m’accueillir. Et nous serons à nouveau réunis. Pour l’éternité.

EW, le 24 juillet 2013 »

Cette lettre a été retrouvée dans les affaires d’Eleanor Waterson, décédée le 11 décembre 2013